TRIBUNE

Bande dessinée, l’éléphant dans la pièce

Alors que le marché de la BD est en forte croissance, les auteurs, eux, vivent de plus en plus mal. Pour avancer sur cette question, il faut évoquer une réalité dont personne n’ose parler : les ventes de séries francophones sont en chute libre.
par Stéphane Beaujean, directeur artistique du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême
publié le 28 janvier 2020 à 17h41

En arrivant à la direction artistique du festival d’Angoulême, il y a quatre ans, l’une de mes premières idées fut d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur «l’exception culturelle du marché francophone de la bande dessinée». Ce secteur est l’un des seuls du livre à connaître une telle croissance depuis plusieurs années. C’est également une exception industrielle à l’échelle mondiale, puisque le comics et le manga, eux, régressent depuis plusieurs années dans leur pays d’origine.

Je décidais donc de mettre l’emphase sur cette bonne santé unique en expliquant qu’elle résulte de l’esprit d’ouverture propre à la France, notre marché étant le seul à importer toutes les cultures de bande dessinée. Pour autant, un paradoxe alarmant se développait en parallèle : alors que le marché prospérait de presque 10 % par an, les auteurs français vivaient de plus en plus mal. Sollicités par les syndicats d’auteurs, les pouvoirs publics étaient obligés de se pencher sur la question. Quatre ans et deux rapports de l’Etat plus tard, aucune étude économique ou structurelle n’a été menée. Rien du côté des syndicats non plus.

Le rapport Racine qui vient d'être publié est en effet un document bienveillant et très encourageant sur les questions de politiques publiques, mais beaucoup trop parcellaire pour répondre en profondeur à la question de la paupérisation des auteurs de bande dessinée. Il ne s'attaque qu'aux problématiques institutionnelles, or, pour l'observateur de chiffres (de source GFK), la situation découle largement plus des transformations du marché. Ce rapport n'aide donc pas plus que le précédent à comprendre les causes réelles de cette situation. Et s'il soulage temporairement une communauté d'auteurs fragilisée, il n'apporte aucune solution pérenne. Pour avancer sur cette question, il faut évoquer cet éléphant dans la pièce dont personne n'ose réellement parler : les ventes de bandes dessinées francophones sont en chute libre.

Voilà pourquoi les auteurs français continuent de s’appauvrir alors que le marché est en perpétuelle croissance. L’analyse des données GFK suffit à expliquer cette contradiction : la création française ne perd pas que des parts de marché face à l’arrivée des nouvelles cultures, elle perd d’importants volumes de ventes depuis bientôt dix ans. C’est la bande dessinée étrangère, et uniquement elle, qui nourrit la croissance et absorbe la dépression de la création française.

Quelques chiffres permettent de quantifier cette rupture : avec des hauts et des bas, le marché de la bande dessinée a fini par augmenter de presque 20% en dix ans, pour approcher les 50 millions de livres vendus. Or, une fois cette croissance disséquée par secteurs, les conclusions sont à nuancer : les ventes de mangas augmentent d'environ 25%, les comics de 55 %, et la jeunesse de 21 % (hors Astérix), mais les ventes de bandes dessinées pour adultes reculent, en parallèle, de 13,5 %. Soit 2 millions de livres vendus en moins.

Segmenter ces pertes permet d’y voir plus clair : est-ce que tous les genres de bandes dessinées françaises ont arrêté de séduire ? Là, les chiffres deviennent angoissants : sur dix ans, le roman graphique progresse d'environ 80%, la «non-fiction» de 40%, mais en parallèle les ventes de bandes dessinées patrimoniales chutent de 30%, et les séries adultes s’effondrent de 35 %, perdant 4 millions de ventes de livres, pour atterrir à 7,5 millions. Ce sont donc 4,5 à 5 millions de volumes de classiques ou séries pour adultes franco-belges qui se vendent en moins en 2019 par rapport à 2010. Conclusion : le secteur qui fondait le socle de notre économie a perdu un tiers de ses lecteurs tandis que tous les autres recrutent à tour de bras. La création francophone est en passe de devenir minoritaire dans notre économie.

Du côté des éditeurs, la situation est tout aussi complexe. Leurs maisons font désormais face à un marché bien moins prévisible. C’est toute la régularité de leur économie qui s’est effondrée. Autrefois, les éditeurs étaient plus ou moins capables de prévoir leur chiffre d’affaires en anticipant les résultats des ventes de séries installées, dont les processus de fabrication étaient normés, et dont les publications se faisaient à rythme régulier. En reposant de plus en plus sur des ouvrages uniques aux modèles de rentabilité fluctuants, l’éditeur a perdu en visibilité sur son échéancier. Or que faites-vous quand vous ne pouvez plus aussi précisément prévoir vos revenus ? Vous vous protégez en maîtrisant vos dépenses. Vous comprimez le risque financier. La baisse des coûts de fabrication a, entre 2000 et 2010, permis d’absorber ce risque. Mais à l’orée des années 2010, il ne restait plus que la part de l’auteur sur laquelle négocier pour trouver la flexibilité nécessaire à la poursuite d’une croissance construite sur une production démultipliée.

En affinant cette politique, les maisons d’édition ont fini par être capables de produire presque 50 % à 60 % de livres non rentables, ou à perte. Leur capacité à mutualiser les revenus générés par les livres entre les auteurs est donc très importante - presque miraculeuse. Mais depuis plusieurs années, elle semble avoir atteint son plafond. C’est à partir de ce moment-là que s’est dégradée la situation des auteurs, coincés dans un environnement où multiplier les livres aux capacités de ventes incertaines ne restait possible qu’en compressant les coûts de création et fabrication - et donc le risque - au plus bas. Les éditeurs ne pouvant probablement pas redistribuer plus en continuant à éditer autant, à perte. Les auteurs de genre français, acculés par un système de production aux risques resserrés, créent désormais sans avoir les moyens de le faire convenablement et multiplient les volumes pour joindre les deux bouts. Est-ce pour cela que leur lectorat fuit vers une production étrangère aux moyens financiers plus importants et aux logiques éditoriales plus abouties ? Probablement, puisque le manga de genre pour adultes croît en parallèle de 35 % en quatre ans, se rapprochant à grands pas des séries franco-belges qui dévissent.

Le cœur du problème n’est donc pas politique, il est économique et structurel. C’est là qu’il faut agir en priorité si notre objectif est de protéger la création française de manière durable. Or les rapports Racine et Lungheretti ne proposent rien pour régler ce problème, ils ne mentionnent même pas le sujet. La conclusion paraît évidente : pour protéger la création, il faut repenser le système éditorial, voire la chaîne du livre.

Autour de quelles pistes réfléchir ? Elles sont extrêmement nombreuses. En voici seulement une ou deux, dont je ne suis pas certain des vertus, mais sur lesquelles des spécialistes pourraient au moins se pencher. Du côté de l’Etat, puisque la création française n’est plus capable de se financer convenablement et de se défendre face à la production étrangère, pourquoi pas étudier une mesure protectionniste ou semi-protectionniste sur le modèle de ce qui est mis en place pour le cinéma ? Puisque le problème n’est plus tant la capacité à créer (certes à un coût trop bas) que la capacité à rencontrer son public, pourquoi pas amplifier le soutien déjà existant de l’Etat sur la promotion et le marketing en créant, par exemple, de nouvelles bourses spécifiquement dédiées à la rémunération des dédicaces d’auteurs fragiles ou de livres considérés comme risqués ? Ainsi, un éditeur qui aurait eu le courage de financer seul la création serait ensuite soutenu dans sa promotion, comme c’est le cas avec succès dans le secteur du manga, où les ayants droit cèdent plus volontiers la licence à l’éditeur français qui accompagne le mieux le livre à sa sortie qu’à celui qui propose la plus grosse avance. La question de la chaîne du livre, également, pourrait être mise sur le tapis : le système de diffusion-distribution mis en place à une époque où étaient seulement publiées 700 nouveautés par an est-il toujours aussi vertueux dans un monde où 5 000 circulent désormais dans tous les sens, avec un taux de retour, et donc d’échec, extrêmement importants ? Du côté des éditeurs, les questions de la sélection des projets, du risque à prendre, de l’accompagnement sont évidemment à repenser. Quitte à ne plus éditer autant.

Assurément, le rapport Racine est courageux. Il était temps que l’Etat prenne conscience de l’importance de créer un cadre fiscal clair pour les auteurs, de les aider à structurer leur quotidien. Il était également primordial de souligner les transformations économiques des industries culturelles qui impliquent de repenser les sources de revenus des artistes et de les accompagner dans cette transition, passant d’écrivains qui gagnent leur vie uniquement sur les ventes de livres à des représentants de leur création qui complètent leurs revenus avec la médiation publique - comme c’est le cas dans la musique avec les concerts.

Mais il manque l’essentiel : il est important de comprendre que tout rapport, toute initiative, ne sera qu’un pansement sur une jambe de bois si nous ne réfléchissons pas à une réforme plus structurelle pour relancer la création sur le plan qualitatif, et pas seulement pour protéger le quantitatif, comme nous le faisons encore une fois. Nous pourrions demander à légiférer, à réformer les statuts pour donner un peu de moyens et d’oxygène supplémentaires aux artistes pour créer plus de livres… si les lecteurs n’en veulent plus, de ces livres-là, rien n’aura été résolu. Et personne ne peut se défendre en disant que l’insuccès de la série française découle de la fin de la lecture, puisque nos compatriotes n’ont jamais autant lu de bandes dessinées qu’aujourd’hui. Ce sont nos outils de création, tout autant dans l’écriture que dans l’édition, qui sont à repenser. Et puisque nous sommes finalement tous un peu responsables, événement culturel compris, j’espère que l’année de la bande dessinée nous servira aussi, et même surtout, à réfléchir collectivement à ces transformations.

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