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Enquête

Pourquoi les pompiers sont en colère

Agressions, sursollicitation, craintes pour leurs retraites : les soldats du feu s'inquiètent de la dégradation de leurs conditions de travail. Après deux grandes manifestations nationales, ils viennent d'obtenir une revalorisation de leur prime de feu. Le malaise n'est pas dissipé pour autant.

Un pompier prend en charge une femme tombée sur le trottoir dans l'Yonne. Plus des deux tiers des interventions des sapeurs-pompiers relèvent de l'assistance aux personnes.
Un pompier prend en charge une femme tombée sur le trottoir dans l'Yonne. Plus des deux tiers des interventions des sapeurs-pompiers relèvent de l'assistance aux personnes. (P. FORGET/SAGAPHOTO)

Par Richard Hiault

Publié le 11 févr. 2020 à 06:30

Sur le site de Langolvas, à l'orée du bois, en lisière de la ville de Morlaix, des bâtiments au design très moderne s'étirent sur 3.000 mètres carrés. Le rouge et le gris dominent sous le ciel gorgé de nuages. La pluie menace. L'une des grandes baies vitrées est barrée en lettres blanches d'un énorme « EN GREVE ». Le ton est donné. Dans cette commune du Finistère, la caserne du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) abrite 40 sapeurs-pompiers professionnels et 50 volontaires. Tous ne sont pas présents. Seuls huit sont de garde et trois en astreinte à leur domicile. « D'ordinaire, nous sommes neuf. Mais, depuis le mois de juin 2019 et le lancement d'un mouvement de grève illimité, nous sommes en service minimum », témoigne le sergent-chef Nicolas Autret. Gardiens de la sécurité civile, les pompiers ont été réquisitionnés par le préfet. Pas question de ne pas assurer une fonction si vitale à la société.

Les agressions explosent

Le ras-le-bol est palpable. Les pompiers sont à bout. En témoignent les tensions lors de leurs deux grandes manifestations nationales à Paris, le 15 octobre et le 28 janvier derniers.

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Les brutales échauffourées avec les forces de l'ordre rappellent, en écho, leur quotidien depuis plusieurs années. Les violences auxquelles ils font face explosent. Le sujet a d'ailleurs fait l'objet d'un rapport d'information de trois sénateurs . Publié le 11 décembre dernier, le document évoque des chiffres alarmants. En 2008, près de 900 pompiers ont été agressés. En 2017, c'est près de 3.000. Pire : « Les chiffres relatifs aux cinq premiers mois de l'année 2019 […] sont supérieurs de 50 % à ceux relevés sur la même période, l'année précédente », alerte le document.

Les agressions contre les sapeurs-pompiers explosent en France.

Les agressions contre les sapeurs-pompiers explosent en France.Sénat

Ces violences sont multiformes. Elles vont des insultes aux crachats en passant par des agressions physiques. Dans les banlieues sensibles, ce sont de véritables guets-apens qui sont tendus aux soldats du feu. Comme en octobre dernier, à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) . Appelés pour un feu de poubelle dans la cité des Mordacs, les pompiers sont pris à partie par une quinzaine d'individus, jeunes pour la plupart. Une embuscade parmi tant d'autres. « Dans les grandes villes, nos confrères en arrivent même à des situations où ils doivent attendre que la Brigade anti-criminalité sécurise la zone avant de pouvoir intervenir pour porter secours à la population ou éteindre un incendie », explique, à Morlaix, l'adjudant-chef Alain Rivoalen.

Le problème des banlieues, bien réel, n'est que la partie immergée de l'iceberg. La plus médiatisée. « Les faits montrent que 70 % des cas d'agression proviennent des victimes ou de leurs proches directs », témoigne Loïc Hervé, sénateur (centriste) de la Haute-Savoie, l'un des trois auteurs du rapport. Et d'ajouter que « les régions Bourgogne-Franche-Comté et Nouvelle-Aquitaine ont les taux d'agression les plus élevés ». En pleine zone rurale…

En première ligne pour l'aide aux personnes

Aujourd'hui, les pompiers prennent de plein fouet la dégradation de la société française. Il suffit d'un uniforme pour être assimilé à l'Etat républicain, que beaucoup de Français jugent responsable de leur sort. « Les pompiers pallient la carence des médecins et des professionnels de santé dans les territoires », analyse Grégory Allione, président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF). « Nous sommes la dernière roue du carrosse dans un pays qui compte de moins en moins de médecins et où la couverture hospitalière est moindre qu'auparavant », constate Nicolas Autret. Une preuve ? « Sur les 3.000 interventions réalisées l'an passé dans le secteur de Morlaix, 70 % relèvent du secours à la personne. La lutte contre les incendies et l'assistance en cas d'accident de la route ne totalisent que 10 % chacun », détaille Alain Rivoalen.

Sursollicités

Ivresse sur la voie publique, gestion de personnes en grande détresse sociale ou précaires, individus sous l'emprise de stupéfiants sont le lot quotidien des soldats du feu. Parfois jusqu'au drame. Le 4 septembre 2018, à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), le pompier Geoffroy Henry perd la vie , poignardé par un habitant qu'il est venu prendre en charge. L'agresseur souffre de schizophrénie. Aujourd'hui, c'est simple, les pompiers sont sollicités de toute part pour tout type d'intervention. Un problème d'évier bouché, une box Internet qui fonctionne mal, un peu de fièvre… on compose le 18 (numéro d'appel des pompiers). « Tu n'arrives pas à faire tes lacets ? Appelle les pompiers ! » est l'une des blagues qui circulent dans le milieu.

Le nombre des interventions explose. En 2017, les pompiers effectuent un peu plus de 4,6 millions d'opérations. C'est 700.000 de plus en dix ans. Le tout à effectif quasi constant, soit près de 250.000 pompiers pour 7.000 casernes. « Nous sommes sursollicités. Le système est tellement à bout que nous ne sommes plus en capacité d'arriver rapidement pour les vrais cas d'urgence », observe Nicolas Autret. Bref, « si on a un arrêt cardiaque aujourd'hui en France, mieux vaut se trouver près d'une caserne qui n'est pas débordée et peut donc envoyer du monde », relève un pompier dans un autre département.

Des dangers accrus

Cette sursollicitation se double d'interventions de plus en plus compliquées. « La désincarcération des occupants d'un véhicule hybride ou à hydrogène est bien plus délicate. De même, au regard des normes de construction des immeubles, nous faisons face à des risques d'explosion d'un feu couvant dans un appartement plus étanche qu'auparavant. Notre métier devient plus dangereux », relève Alain Rivoalen. Aussi, les pompiers réclament-ils l'obtention du statut de « métier à risque » à l'instar des policiers, des gardiens de prison et des égoutiers. Ils revendiquent une revalorisation de leur prime de feu à hauteur de 28 % du salaire de base. Depuis 1990, elle est fixée à 19 %. Par ailleurs, le ministère de l'Intérieur, dont ils dépendent, s'engage à conduire une étude épidémiologique sur la dangerosité des fumées auxquelles ils font face.

Geste ministériel

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A l'issue d'une réunion avec l'intersyndicale, le 28 janvier, Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur, cède en partie aux revendications. Il promet de revaloriser la prime de feu en la portant à 25 % dès l'été prochain. Tout en précisant qu'il tiendra compte des contraintes budgétaires des collectivités territoriales chargées de leur financement. D'après l'Association des maires de France et l'Assemblée des départements de France, une prime portée à 28 % se solderait par 130 millions d'euros de charges supplémentaires. « Une telle augmentation n'est pas supportable sans ressource supplémentaire ou suppression de charge existante », indiquent-ils dans un courrier adressé au ministre.

Extrait de la lettre adressée au ministre de l'Intérieur le 10 janvier par l'AMF et l'Assemblée des départements de France.

Extrait de la lettre adressée au ministre de l'Intérieur le 10 janvier par l'AMF et l'Assemblée des départements de France.AMF et ADF

L'annonce du ministère permet cependant de circonscrire l'incendie. Sans l'éteindre totalement. « L'intersyndicale a pris acte des engagements forts du ministère, et a décidé d'appeler à l'arrêt de la grève et à reprendre le travail normalement à partir du 1er février », a indiqué Frédéric Perrin, président du syndicat Spasdis-CFTC , l'un des sept syndicats (sur neuf) mobilisés. A Morlaix, les pompiers suivent le mot d'ordre et reprennent le travail. Pour la Fédération autonome des sapeurs-pompiers professionnels et des personnels administratifs et techniques spécialisés (FA/SPP-PATS), « le combat est loin d'être terminé !!! »indique-t-elle sur son site Internet . Pour l'heure, le gouvernement obtient juste un répit. D'autres sujets de revendications restent en suspens. L'un a trait aux retraites et à la réforme en cours.

Peurs sur les retraites

Selon le régime actuel, les sapeurs-pompiers professionnels bénéficient d'une annuité supplémentaire tous les cinq ans de carrière en contrepartie d'une surcotisation de près de 4 % sur leur salaire. Ce qui leur permet d'ouvrir leurs droits dès 57 ans et non 62. « Un pompier engagé à 20 ans va obtenir ses cinq ans de remise à 45 ans. Nous réclamons sous une forme ou une autre la récupération de ces surcotisations prélevées entre 45 et 57 ans », explique Alain Rivoalen. Avec la réforme des retraites en discussion , les pompiers craignent aussi d'être perdants. « Même s'il sera toujours possible, a priori, de partir à la retraite à 57 ans, ce sera avec une décote de 5 à 10 % compte tenu de l'application d'un âge pivot à 59 ans », redoute Rodolphe Mainot, délégué syndical CGT en Ille-et-Vilaine.

Une autre revendication porte sur le temps de travail. Pour une garde à la caserne de 24 heures, seules sont comptabilisées et payées 16 ou 17 heures selon les départements. « Au bout d'une année, c'est entre 500 et 600 heures qui ne nous sont pas payées », regrette Nicolas Autret. Pas sûr qu'en ces temps de maîtrise de la dépense publique, ces demandes soient honorées.

Sévérité des condamnations

L'urgence va d'abord à la sécurité des sapeurs-pompiers. Dans leur rapport, les trois sénateurs proposent 18 mesures. L'une d'elles prévoit la saisine systématique de la justice par les services départementaux d'incendie et de secours en cas d'agression d'un pompier. A ce jour, le taux de dépôt de plainte reste modeste. Sans doute par peur de représailles. « Contre les agresseurs de sapeurs-pompiers, nous attendons des peines fermes et très dures de la part du système judiciaire. Les sanctions pénales doivent être exemplaires et dissuasives. Il importe de rappeler fermement les valeurs d'ordre à nos concitoyens », plaide Grégory Allione. A cet égard, l'introduction de caméras-piétons, expérimentées depuis juillet dernier dans six départements, permettra peut-être d'apporter des éléments probants au juge pénal. « On amuse la galerie avec ces caméras-piétons. Ce n'est pas la seule solution aux problèmes actuels », ironise Loïc Hervé.

Autre piste évoquée pour éviter les agressions : la rationalisation des appels d'urgence. En 2000, au niveau européen, un numéro unique d'appel - le 112 - a été mis en place. « En France, nous en avons plus d'une dizaine. Nous avons conservé en particulier le 15 (Samu), le 17 (police) et le 18 (pompiers). Comme le président Emmanuel Macron l'a désiré, un numéro unique est souhaitable », explique le président de la FNSPF.

Fourgon incendie, grande échelle, camion de désincarcération, ambulances… A Morlaix, les sapeurs-pompiers sont parés pour faire face à toute urgence.

Fourgon incendie, grande échelle, camion de désincarcération, ambulances… A Morlaix, les sapeurs-pompiers sont parés pour faire face à toute urgence.Richard Hiault/Les Echos

Avec une plateforme de réception unifiée, les opérateurs devraient être en mesure de mieux aiguiller les forces d'intervention, police, médecins ou pompiers. « En Haute-Savoie, comme dans plusieurs départements, un centre d'appels commun est déjà à l'oeuvre. Le résultat est probant. Il importe d'étendre, de généraliser cette organisation », souhaite Loïc Hervé. De ce fait, les services d'urgence des hôpitaux seront sans doute moins engorgés qu'aujourd'hui.

Cesser la confusion

L'un des problèmes vient du fait qu'en France « on mélange l'urgence et les soins. Un pompier ne doit prendre en charge que la première », préconise Grégory Allione. A terme, « la réforme du service d'accès aux soins voulue par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, devrait permettre d'améliorer l'accès du public au secours d'urgence, à condition que cesse cette confusion », ajoute-t-il. Encore faut-il que le système médical du Samu s'accorde avec celui des pompiers. Les deux univers ont une approche différente, et les querelles de clocher perturbent le bon fonctionnement des interventions.

En attendant l'amélioration de la situation, certains sapeurs-pompiers, notamment volontaires, sont prêts à renoncer. « A l'heure d'une vaste campagne de recrutement, il importe aussi de susciter les vocations et d'améliorer leurs conditions de travail pour tenir compte des sacrifices qu'ils font par rapport à leur vie familiale », plaide Grégory Allione. Quant aux professionnels, ils gardent espoir. « Nous avons toujours la foi en notre métier. C'est notre cohésion, notre esprit de corps qui nous fait tenir », assure Nicolas Autret. Exemplaire.

Richard Hiault 

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