Interview

«L’image positive du paysan nourricier s’est peu à peu dégradée»

L’historien Edouard Lynch décrit une profession profondément déstabilisée par les mutations et qui, boudée par l’opinion, ne sait plus comment lutter.
par Sylvain Mouillard
publié le 21 février 2020 à 20h31

Spécialiste de l’histoire rurale, Edouard Lynch

(photo DR),

professeur à l’université Lumière-Lyon-II, revient sur l’histoire des luttes paysannes.

La conflictualité du monde paysan connaît-elle actuellement une phase de reflux ?

La participation des agriculteurs aux mouvements de contestation est plutôt en retrait par rapport aux années 60-70, que l’on songe aux agitations parties de Bretagne en 1960-1962, aux émeutes à Quimper et à Redon en 1967, ou à l’embrasement du Midi viticole, culminant avec la tragédie de Montredon-des-Corbières (1). D’abord en raison d’un simple facteur quantitatif : au début des années 70, il y avait encore plus de 2,5 millions d’agriculteurs, contre moins de 600 000 aujourd’hui. La profession semble aussi déstabilisée par un nouveau contexte qu’elle a du mal à maîtriser. Traditionnellement, la contestation paysanne se tourne contre l’Etat, pour réclamer des soutiens et des protections, en s’appuyant sur une opinion publique qui lui est globalement favorable et en mettant en avant le côté nourricier de l’agriculture. Or ce schéma est aujourd’hui doublement contrarié.

De quelle manière ?

D'abord par le fait que l'Etat n'apparaît plus comme le principal responsable de la crise que connaît le monde paysan. Le marché régit à nouveau le secteur agricole. Ce dernier ne bénéficie plus de la protection nationale et communautaire. Les agriculteurs souffrent du retour de concurrence et de la volatilité des prix. Au contraire, sur plusieurs dossiers, comme celui des zones défavorisées bénéficiant des aides de Bruxelles, ou celui des pesticides plus récemment, le gouvernement mène une politique assez proche des revendications du syndicat majoritaire, la FNSEA. Au moment de la crise des gilets jaunes, les agriculteurs auraient pu se reconnaître dans les actions sur les ronds-points, car eux aussi subissent les contraintes de la France périphérique. N'étaient-ce pas eux qui ont inventé les barrages routiers dans les années 50 ? Mais ils sont restés en retrait, la FNSEA ayant certainement choisi de ne pas mettre de l'huile sur le feu. De même, on a vu assez vite, dans les arbitrages entre Nicolas Hulot et le ministère de l'Agriculture, que le quinquennat Macron ne serait pas celui des mesures contraignantes contre le monde agricole. Les récentes déclarations du Président en faveur du «pays réel» - le monde rural en filigrane - ont plutôt tendance à conforter les agriculteurs.

L’autre évolution majeure, c’est le changement de regard de l’opinion publique. Pendant des décennies, les agriculteurs ont eu beau multiplier les destructions et les violences, ni la population ni les pouvoirs publics (à quelques exceptions près, José Bové peut en témoigner) ne leur en ont tenu rigueur. Ils restaient malgré tout de «bons manifestants», contrairement aux nouveaux mouvements sociaux «radicalisés» ou aux «casseurs». Mais cette image positive du paysan nourricier, rude mais finalement excusable, s’est peu à peu dégradée, face aux crises alimentaires, aux atteintes à l’environnement et à la question du bien-être animal.

Il y a une réflexion critique, un aggiornamento chez les paysans ?

De fait, les modes de protestation vieux d’une cinquantaine d’années ne fonctionnent plus. Les difficultés économiques du secteur, ainsi que les problèmes de représentation, ont tendance à atténuer les rivalités syndicales. Au sein même de la FNSEA, certains se rendent compte que le modèle productiviste qu’on leur a vendu pendant des années ne fonctionne plus. A la Confédération paysanne, d’autres trouvent injuste qu’on leur mette toute la misère du monde sur le dos, alors qu’ils tentent de promouvoir des pratiques différentes depuis des années. Les bases sont déstabilisées, avec le sentiment que la société veut leur faire la peau. Il faut relativiser l’opposition simpliste entre paysans bio et conventionnels. La question de l’exploitation et de la souffrance animale, par exemple, les confronte à des interrogations qu’ils n’avaient jamais abordées frontalement. Il y a une introspection de la profession par rapport aux cinquante années de modernisation et de transformation de leurs pratiques, un ensemble d’injonctions technologiques et productivistes, qui leur ont été imposées et dont ils sont aujourd’hui les premières victimes.

(1) En colère contre la commercialisation de vins italiens qui cassent les prix, des viticulteurs armés se rassemblent dans la commune de l’Aude. Quand les CRS arrivent, ils essuient des tirs. Un commandant et un viticulteur sont tués.

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