Un CAP cuisine à HEC…

Les métiers de bouche attirent de plus en plus les jeunes diplômés des grandes écoles, dont certaines proposent désormais des formations cuisine ou pâtisserie.

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        Un menu innovant. Maximilien et Mathieu se font la main au Gustave, le nouveau restaurant du campus d’HEC, à Jouy-en-Josas. L’école a lancé, en partenariat avec L’Atelier des chefs, un nouveau diplôme, le CAP cuisine. Une première.
Maximilien et Mathieu se font la main au Gustave, le nouveau restaurant du campus d’HEC, à Jouy-en-Josas. L’école a lancé, en partenariat avec L’Atelier des chefs, un nouveau diplôme, le CAP cuisine. Une première. © Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA

Temps de lecture : 13 min

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Du bout de ses longs doigts fins, Maximilien, 20 ans, enveloppe délicatement la nonnette. Millimètre par millimètre, l'étudiant en management soulève l'ustensile de cuisine, auriculaires en l'air, puis s'arrête net. Malédiction. La lamelle de courgette qui enrobe sa macédoine de légumes fait des siennes : collée au métal, elle risque de faire s'écrouler le monticule. Même le brouhaha de la salle du Gustave, le nouveau restaurant du campus d'HEC dans lequel il opère, ne parvient pas à le détourner de sa tâche : penché sur le gigantesque plan de travail, il donne toute son attention à sa manipulation.

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Sans se décourager, le jeune homme décolle avec précaution la pellicule verte, puis dégage progressivement son entrée, continuant son travail d'orfèvre. D'un coup sec, il soulève l'objet. Victoire : la timbale de légumes ne s'est pas effondrée ! L'étudiant en première année du programme grande école (PGE), soulagé, peu enfin souffler. À côté de lui, Mathieu, 20 ans, également en L3 à HEC, tourne d'un geste ferme le fouet dans le saladier rempli de crème fraîche pour confectionner sa chantilly.

Double diplôme. Comment ces deux jeunes gens, gratin des futurs manageurs made in France, se sont-ils retrouvés, en cet après-midi de janvier, à jouer les commis dans la cuisine flambant neuve du Gustave, avec une concentration digne de celle qu'ils doivent consacrer à leurs devoirs sur table ? C'est que Mathieu et Maximilien essuient les plâtres d'un double diplôme pour le moins inattendu. Comme 55 autres étudiants, ils se sont inscrits au CAP cuisine ou pâtisserie 100 % en ligne proposé, depuis cette année, par HEC en parallèle de leur master. « J'ai toujours aimé cuisiner, je prépare des plats tous les week-ends. J'ai même hésité entre l'école hôtelière et la prépa, raconte Mathieu. C'est idéal de concilier passion et études. Cela me permet d'approfondir un secteur qui m'intéresse. J'avais, de toute façon, envie de passer ce CAP ; c'est une chance de pouvoir le faire en parallèle, même si je n'avais pas anticipé la charge de travail ! » 

En moins d'un an - l'examen est en avril -, les apprentis cuisiniers devront avoir suivi au moins 20 parcours théoriques de 3 h30 chacun, auxquels s'ajoutent trois plats par session, pour maîtriser les rudiments techniques de la cuisine. À la fin de chaque séance, les photos des plats sont minutieusement examinées et évaluées par un chef.

Un secteur en profonde mutation. À l'origine de cette étonnante alliance pédagogique, jamais Nicolas Bergerault n'aurait imaginé un tel succès le jour où, à l'occasion de la journée d'accueil des élèves de 1 re année, il a fait remplir des choux de crème par les étudiants pour les convaincre de s'inscrire au CAP en ligne qu'il a monté il y a trois ans avant de le proposer à HEC. Pourtant, le cofondateur de L'Atelier des chefs, lui-même diplômé d'HEC en 1990, est bien placé pour le savoir : choisir un métier de bouche en sortant d'une école de commerce n'a plus rien de commun avec le moment où, en 2004, il a lancé son entreprise à succès de cours de cuisine. « J'étais un ovni ! s'amuse-t-il. Depuis, le secteur culinaire a connu une profonde mutation. Alors qu'auparavant les activités de bouche étaient transmises de père en fils et que l'acte de restauration prenait le pas sur le business, le mouvement s'est aujourd'hui inversé : les jeunes gens veulent se lancer dans le business, puis choisissent la restauration. » 

Pas de doute, l'engouement pour l'alimentaire va croissant chez les jeunes diplômés des écoles de commerce. Signe - comme aucun autre - que le management s'est emparé du sujet, l'anglicisme food est en passe de remplacer le traditionnel « culinaire ».

Ils ne comptent pas pour du beurre…. Diplômés d’HEC, Victor Lugger et Tigrane Seydoux ont fondé, en 2015, la chaîne de restaurants italiens Big Mamma. Une success story fulgurante.

Frénésie créative. Preuve en est l'explosion des créations d'entreprises vouées à ce secteur au sein des écoles. Incubateur de l'Essec, l'Essec Ventures en revendique un quart. Directeur du Startup Lab, incubateur de Neoma, Denis Gallot estime qu'environ 15 à 25 % des projets y sont consacrés. « Depuis trois ou quatre ans, on assiste à une tendance lourde pour les entreprises de food, qui continue de se développer », affirme-t-il. Il y a Big Billig, lancé par Dimitri Harmel, Simon Grellier et Albéric Houtart, issus de Kedge, qui propose des galettes de blé noir à bord d'un triporteur le long des côtes de Nouvelle- Zélande. Ou Marinette, entreprise de biscuits gravés de messages personnalisés, développé par Maud Ouvrard et Cyrielle Card, diplômées de l'ICN. Ou encore Nomen'k, imaginé par Lucie de Saint-Étienne et Clément Cosme, fraîchement sortis de Neoma, qui commercialise des barres céréalières à base de spiruline, cette algue alimentaire très nutritive. Et tant d'autres…

Face à cette frénésie créative, les établissements eux-mêmes mettent la main à la pâte pour accompagner leurs étudiants dans ce mouvement de fond. De la cuisine, les écoles en proposent à toutes les sauces. A travers, tout d'abord, un défi culinaire grandeur nature, l'EM's Kitchen, organisé par le service carrière de l'EM Strasbourg ; ou bien la mise en place, par Skema, d'ateliers pour apprendre à mieux manger, en collaboration avec L'Atelier des chefs ; grâce aussi au livre de recettes C'est dans l'assiette ! Dish up !, conçu conjointement par le chef doublement étoilé Christophe Aribert et l'association Millesi'mets, de Grenoble EM ; ou encore via le concours culinaire Toq'Edhec, organisé par l'association Gourm'Edhec, dans lequel les étudiants de plusieurs écoles s'affrontent autour de l'élaboration d'un menu avec un ingrédient mystère.

La touche du « chef ». Nicolas Bergerault a fondé L’Atelier des chefs, qui organise des stages de cuisine ainsi qu’un cours en ligne.

Immenses défis. Certaines grandes écoles vont même plus loin, à l'image de Kedge, qui a lancé un diplôme commun avec l'École hôtelière de Lausanne, ou de l'Essec, qui vient de monter la chaire d'enseignement Food Business Challenges, qui dispensera des cours (comme « Comprendre la consommation alimentaire au XXIe siècle ») à partir de janvier 2021.

« La modification des habitudes de consommation alimentaire, le changement des modes de distribution, l'apparition des problématiques environnementales… L'écosystème de la food connaît une transformation profonde, analyse Frédéric Oble, professeur de marketing à l'Essec et coresponsable de la chaire. En entraînant d'immenses défis et en obligeant à réfléchir à de nouveaux modèles, cette dernière est motivante pour des étudiants. »

L'évolution du marché, par exemple avec le phénoménal essor des commandes de repas à domicile, favorise l'apparition d'entreprises innovantes. Mais la mutation du secteur n'est pas la seule raison de cette nouvelle appétence. « Le succès de la food est dû à la conjonction de plusieurs facteurs, estime Nicolas Bergerault. C'est un domaine qui paraît à la portée de tous, puisqu'il ne contient a priori aucune technologie disruptive. En plus, il répond à la problématique nouvelle du bien-manger, ainsi qu'à la quête de sens et de retour aux métiers concrets et palpables de la nouvelle génération. » Ne manquait que l'ennoblissement des métiers de bouche pour attirer les diplômés. Le succès des émissions culinaires, Top chef et MasterChef en tête, et la starification des chefs, devenus de véritables héros des fourneaux, y ont fortement contribué. « Même des métiers autrefois peu attractifs, comme boulanger, boucher ou charcutier, sont mis en avant, à l'image de Yohan Lastre et de son pâté en croûte. La cuisine a aussi été revalorisée par les réseaux sociaux. Une recette, c'est très "instagramable". Les étudiants peuvent publier leurs œuvres, mais aussi admirer celles des grands chefs », considère l'entrepreneur.

Valeur ajoutée. Pour autant, les manageurs du food ne sont pas des entrepreneurs culinaires comme les autres. « Aucun jeune diplômé ne raisonne comme un Auvergnat qui monte une brasserie traditionnelle. Il aborde son projet d'abord comme un entrepreneur, avec une approche différente. Il veut apporter une valeur ajoutée et bien gagner sa vie, tout en préservant son équilibre vie privée-vie professionnelle », assure Nicolas Bergerault. La cuisine, d'accord, mais à condition de pouvoir mettre du beurre dans les épinards. Résultat, ces entreprises-là n'ont rien de classique. « Ils ont beau être souvent guidés par leur passion, les créateurs ne vont ni vers la gastronomie, qui demande une trop grande expertise, et encore moins vers la junk food, qui ne correspond ni à leurs valeurs d'authenticité ni à leurs préoccupations environnementales, note Denis Gallot. Ils veulent des produits qualitatifs, en circuit court, en favorisant le zéro déchet. À quelques exceptions près, ils ne choisissent pas non plus la foodtech. Ils s'attaquent plutôt à des services de distribution inédits ou à de nouvelles formes de restauration, mais ils sont toujours guidés par un concept. » 

Il fait rimer burger avec gourmet. Anthony Darré a cocréé Bioburger, une chaîne de fast-food 100 % bio. Son credo, une « approche responsable ». Et ça marche !

Approche disruptive. La Friche gourmande, entreprise montée par deux diplômés de Neoma en 2017, en est l'exemple par excellence. Le principe ? Prendre provisoirement possession de grands espaces hors normes afin d'organiser des événements festifs et d'accueillir des restaurants désireux de tester leur modèle avant de se jeter dans le grand bain. « Presque tous ceux que nous accueillons se focalisent sur un pays, voire sur un produit ou une recette particulière. Très accessible, la food street permet aussi à chacun de se lancer », résume Philippe Blanchot, son confondateur.

Les manageurs en herbe ne manquent pas d'atouts. Bien sûr, c'est avant tout grâce à la maîtrise des fondamentaux commerciaux enseignés par les écoles, mais les digital natives savent aussi mieux que personne créer et animer des communautés de clients, considérer leurs consommateurs comme des partenaires, valoriser leur offre en racontant une histoire. Ils ont compris que l'atmosphère habituellement délétère des cuisines devait laisser la place à une gestion des RH apaisée.

Frichti, qui livre à domicile des plats de traiteur, ou Quitoque, qui fournit les paniers à cuisiner à domicile, auraient-ils connu le même succès si leurs fondateurs ne s'étaient pas assis sur les bancs des écoles de commerce ? Selon Victor Lugger, cocréateur de Big Mamma - 12 restaurants, 800 couverts par jour et 1 000 employés au compteur -, la formation en management n'est pas une recette miracle : « Le marketing qu'on enseigne à HEC est surtout adapté aux boîtes du CAC40. Et c'est avant tout notre passion commune pour la cuisine et l'Italie qui nous a poussés à lancer Big Mamma. Mais, comme nous ne sommes pas du sérail, nous avons forcément une approche disruptive des choses. L'école m'a apporté une vision à 360degrés qui me donne conscience qu'un restaurant ne se réduit pas à sa cuisine, mais aussi à un décor, à une ambiance, à l'accueil qu'on y reçoit. Elle m'a aussi donné une ouverture d'esprit et une confiance en moi qui m'ont aidé à me dire que rien n'était impossible. C'est aussi grâce à HEC que j'ai rencontré Tigrane, mon associé. Et puis, lorsqu'on va voir les banquiers et les investisseurs, HEC est une bonne carte de visite. » 

Ils mettent les pieds dans le plat. Les étudiants de l’EM Strasbourg, aux fourneaux à l’occasion du concours de l’EM’s Kitchen, laissent libre cours à leur créativité pour élaborer un plat.

Equilibre et crédibilité. Les défricheurs ont dessiné une voie séduisante pour les promotions suivantes, mais ces exemples alléchants ne doivent pas faire oublier les risques inhérents aux métiers de bouche. « Le principal enjeu réside dans la gestion des denrées périssables, en qualité et en quantité, constate Philippe Blanchot. À La Friche, deux restaurants avec une file d'attente identique peuvent avoir un chiffre d'affaires qui varie du simple au double ! » Une connaissance minimale du secteur paraît donc indispensable. « Il est dangereux de se lancer sans aucune initiation », alerte Denis Gallot.

D'où l'intérêt, pour les jeunes, d'obtenir un CAP. « Même s'il ne représente que le premier degré de formation de la restauration, rappelle Nicolas Bergerault, ce diplôme aide à mieux comprendre l'activité de l'intérieur et légitime le projet : face aux banquiers, l'avoir passé rend plus crédible. » 

Et quoi de plus motivant pour ces premiers de la classe, généralement galvanisés par les défis, que cette autre forme d'excellence qu'est la cuisine ? Alix, 22 ans, qui comptait depuis longtemps faire un CAP pâtisserie, a sauté sur l'occasion : « J'avais envie d'acquérir le savoir-faire de base afin de pouvoir laisser libre cours à ma créativité. Cela me donne un équilibre avec les cours théoriques de l'école, et c'est très gratifiant de voir ses réalisations de façon immédiate. » 

Côté théorie, tout roule. « Honnêtement, les étudiants des grandes écoles apprennent plus vite que les autres », constate Nicolas Bergerault. Reste la pratique. Pour Maximilien, qui n'en est qu'à la première leçon, la découpe des légumes en brunoise fut parfois hésitante, et le mouvement de fouet pour la mayonnaise un peu tremblant. « Nous avons l'habitude d'être confrontés à la tension, mais la forme de stress est différente : en prépa, une fois qu'une notion est acquise, on sait qu'on la maîtrise, précise Maximilien. En cuisine, on n'est jamais sûr qu'on ne ratera pas la cuisson d'une viande ! Il faut un sens de l'organisation, une rigueur et une précision millimétrés. » Des difficultés qui ne suffisent pas à le décourager. « Cette façon différente de réfléchir est stimulante et enrichissante : c'est un vrai challenge ! »§

Les cordons-bleus de l’EM Strasbourg

C’est le MasterChef des écoles de commerce. Pour la seconde fois, le service carrière de l’EM Strasbourg a organisé EM’s Kitchen : une semaine de défi culinaire grandeur nature pour les 350 étudiants de 2 e année. Pendant quatre journées, 35 équipes de 10 personnes élaborent un plat créatif en temps limité avec trois ingrédients imposés et 10 euros de budget. Pour corser l’épreuve, un chef crée des imprévus tout au long de la journée. Les préparations sont ensuite évaluées par un jury de professionnels. Le dernier jour, les quatre équi- pes finalistes doivent élaborer un buffet pour l’auditoire.« À l’heure où les soft skills [compétences douces] sont prépondérantes lors du recrutement, nous devons aider les étudiants à les développer et à mieux se connaître, assure Pauline Govart, responsable du dispositif. Les parallèles entre cuisine et management sont infinis. Cet exercice est un excellent vecteur d’apprentissage pour savoir travailler ensemble, gérer la pression tout en respectant des consignes dans un temps imparti, organiser un budget, être créatif. Et le tout de façon ludique ! »§  A.-N. D. 

Bio et fast-food, un duo aux petits oignons

Dans ce fast-food, pas la peine de rêver d’un Coca pour accompagner son hamburger. Chez Bioburger, on ne mange pas de cette malbouffe-là. « Ça n’a pas été facile d’expliquer à certains clients qu’il faudrait s’en passer, se souvient Anthony Darré, son cofondateur. Mais, pour respecter notre modèle, nous devons faire des choix contraignants commercialement. » Chaque ingrédient des burger-frites ou des boissons est issu de l’agriculture biologique. « Nous avions envie d’avoir, à notre échelle, un impact positif », estime Anthony Darré. Pour autant, loin de lui l’envie de faire la leçon : « L’écologie n’est pas forcément dogmatique ni ennuyeuse. Ce n’est pas parce qu’on mange bio qu’on doit se restreindre à des salades ! » 

Lorsqu’il rencontre sur les bancs d’EDC son associé, Louis Frack, grand amateur, comme lui, de fast-foods, Anthony Darré ne pense pas tout d’abord à l’aspect environnemental. Son idée première ? Faire de la restauration rapide de qualité. Mais, très vite, une « approche responsable » s’impose à l’esprit des jeunes gens. Un choix qui suppose des sacrifices. « Préserver son personnel des cadences infernales, mieux rémunérer les agriculteurs, acheter des matières premières de qualité et proposer un prix inférieur – de 20 à 30 % – à celui des autres burgers gourmets a un coût. Notre croissance est peut-être moins rapide, mais notre activité a un sens pour nous, et notre formule fonctionne. » Preuve en sont les 6 restaurants ouverts en huit ans. 

Les deux associés persistent et signent : depuis peu, l’ensemble de leur packaging est 100 % compostable !§ A.-N. D. 

Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA pour « LE POINT » (x2) – Romain GAILLARD/REA pour « LE POINT » (x2)

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