un homme barbu en train de se noyer

Course aux chiffres, copier-coller : le journalisme Web en pleine noyade

© South_agency via Getty Image

La course de plus en plus folle à l'actu et aux revenus incite les rédactions Web à banaliser la pratique du copier-coller de dépêches. Plongée dans un « journalisme » qui devient fou.

En mai 2009, le journal Le Monde publiait l’article « Les forçats de l’info ». Ce papier décrivait des armées de journalistes tout juste sortis d’école et plantés devant leur ordinateur à réécrire des dépêches AFP pour alimenter leur média. 11 ans plus tard – soit l’équivalent d’un siècle quand on est sur le Web – la journaliste Sophie Eustache publie une enquête intitulée Bâtonner, comment l'argent détruit le journalisme (aux éditions Amsterdam) et nous explique que la situation n’a pas vraiment changé.

Copier, coller, recommencer 

Vice publie un article montrant que les choses n’ont pas vraiment changé dans le milieu. Baptisé  « Écrire plus pour gagner moins : quand la course à l'audience tue le journalisme », l’article détaille le fonctionnement actuel des rédactions généraliste Web. Le constat a de quoi déprimer. Dans la plupart des médias en ligne, le « bâtonnage de dépêches » est devenue la norme.

Cette pratique consiste à reprendre les courts articles publiés sur les fils de dépêches AFP ou Reuters, de les retoucher un minimum pour mettre en avant une information ou une citation plutôt qu’une autre, puis de la publier le plus rapidement possible sur le site Web. Ce phénomène explique en grande partie le « suivisme » des médias qui semblent publier la même information au même moment.

Pourquoi un tel modèle perdure ? Interrogée par Vice, Sophie Eustache rattache ce système au modèle économique des médias en ligne : « C'est dans le Web que le productivisme est le plus exacerbé. Le Web c'est un puits sans fond, il n'y a pas de limitation de pages comme pour un journal ou de temps comme pour la radio ou la TV. On peut écrire autant d'articles qu'on veut et c'est même ça le but, écrire le plus d'articles possible. »  

Être le premier à avoir les miettes

Écrire une multitude d’articles le plus rapidement possible afin de générer du clic et engendrer des revenus publicitaires peut pourtant sembler être une technique d’un autre temps, surtout quand c'est la pratique inverse qui semble être en tendance. Les bloqueurs de publicité sont devenus légion et dans les faits, ce sont plutôt Google et Facebook qui captent à eux deux 90% des revenus publicitaires. C’est pour les miettes restantes que les médias se battent afin d’avoir l’audience la plus forte. Le but est d’apparaitre le premier dans les recherches Google quand un sujet entre dans l’actualité. De ce fait, il faut une armée de rédacteurs prêts à sortir des articles en moins d’une demi-heure quand une nouvelle tombe.

Dans son livre, Sophie Eustache décrit des journalistes devant sortir entre cinq et huit articles par jour. Ce système peut même parfois s’accompagner d’outils permettant de calculer à l’avance la rentabilité d’un sujet. C’est notamment le cas chez Melty, dont la spécialité est d’écrire des articles centrés sur le divertissement pour les moins de 35 ans.

Pour réaliser 10 millions de visiteurs uniques par mois sur son site internet, la directrice des opérations Christine Turk, détaille les processus. « Nous avons la chance d’avoir Shape, un algorithme propriétaire qui permet de savoir quels sont les sujets qui sont les plus évoqués sur le Web. C’est grâce à lui que l’on détermine à l’avance le coût de production de l’article pour 1 000 vues ainsi que son RPM (revenue pour milles vues). Comme on connait très bien notre audience, on sait tout de suite quelle marge va dégager un article plutôt qu’un autre. » Une fois ces informations calculées, la quinzaine de journalistes en poste au sein de Melty distribue les articles à une cinquantaine de rédacteurs freelance qui doivent fournir jusqu’à 500 articles par semaine (2 500 par mois).

Tenir la rampe des audiences

Sans atteindre ce niveau d’automatisation, de nombreuses rédactions Web affichent sur des écrans les audiences en temps réel du site et félicitent les journalistes quand ces derniers arrivent à « percer », c’est-à-dire à se mettre en tête des résultats de Google, grâce notamment à un titre et un SEO efficace. Cette course au chiffre en épuise plus d’un, mais ne décourage pas les nouveaux arrivants dans ce métier et d'autres formats que la dépêche attirent les lecteurs. Après tout, être journaliste fait encore rêver… mais pour combien de temps ?

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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commentaires

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  1. C'est affolant ! Le web est en pleine dérive : infobésité, stratégie marketing hyper-sophistiquée, basse qualité de l'information...
    Le web est une jungle au profit du plus fort !
    Le modèle Google incite bien sûr à poursuivre dans cette voie puisqu'ils en sont les premiers bénéficiaires, avec les agences de com.
    Comment revenir à un web prometteur, à une diffusion de l'information qualitative ?
    C'est tout le concept qui est à revoir.
    Aujourd'hui le "durable" ne doit plus seulement être pensé pour la consommation de produits mais aussi pour le secteur digital !

    • Avatar Fabrice dit :

      Je vous rejoins à 200% ! On privilégie la quantité à la qualité. J'entendais encore il n'y a quelques mois ce genre de propos d'Instagram...

      Espérons une prise de conscience sur la sobriété numérique.

  2. Avatar Tugdual dit :

    L’internaute a sa part de responsabilité, et se débarrasser de Google c'est pas si compliqué.
    Consommer, que ce soit dans les rayons d'un hyper ou sur le net, est plus que jamais politique.

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