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coronavirus

De Rennes à Nice, interrogations et surprise avant la rentrée

La réouverture en mai des écoles, où la distanciation est impossible, inquiète les profs et les parents. Les étudiants, eux, sont dans le flou.
par Pierre-Henri Allain, correspondant à Rennes, Mathilde Frénois, correspondante à Nice et Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux
publié le 14 avril 2020 à 21h01

Doutes, incompréhension, interrogations (comment organiser les salles de classe ? les repas du midi ? les récrés ?) : l'annonce de la réouverture progressive des établissements scolaires le 11 mai a provoqué partout en France, tant dans la communauté éducative que chez les parents d'élèves, à peu près autant de perplexité que de soulagement. Faisant écho aux «aménagements» évoqués par Emmanuel Macron lundi soir, ce premier constat, omniprésent chez les professeurs des écoles : la quasi-impossibilité d'établir un minimum de distanciation, notamment chez les élèves de l'élémentaire. Quant à la maternelle, cela y semble presque impossible.

A Rennes, en primaire

«On se demande si les inégalités ne sont pas qu’un prétexte»

«Dans une classe, on est toujours en train d'interagir, souligne Emma (1), 43 ans, qui enseigne dans une petite école rurale près de Rennes. On fait des jeux pour apprendre la grammaire, les enfants viennent au tableau. Quand un gamin prend un livre dans la bibliothèque, ils veulent tous le même. Ils se parlent tout le temps, c'est normal. L'école est un lieu d'échange, de partage, sinon, ce n'est plus l'école.» Emma, qui s'étonne qu'on réouvre les établissements mais pas les restaurants, s'imagine très mal porter un masque. Et, si une diminution drastique des effectifs pourrait être une solution, elle s'interroge : sur quels critères ? Même si chacun s'accorde sur la nécessité d'une rapide «resocialisation» des enfants qui se trouvent aujourd'hui chez eux «en souffrance». «On se demande si la réouverture des écoles n'est pas d'abord motivée par la volonté de remettre les gens au travail, la rescolarisation des élèves défavorisés et les inégalités n'étant qu'un prétexte, dit Emmanuelle, 42 ans, enseignante près de Rennes. Mais si on doit faire du gardiennage, comme pour les enfants de soignants ou de gendarmes actuellement, il faut alors aussi solliciter les centres de loisirs, des animateurs spécialisés. Il est curieux qu'après avoir été les premiers à fermer comme vecteurs de propagation de l'épidémie, nous soyons les premiers à réouvrir.»

Les mêmes questions agitent les parents d'élèves, partagés entre la nécessité pour leur progéniture de retrouver leurs camarades et les risques sanitaires que peut faire courir à l'ensemble de la population une trop grande promiscuité scolaire. «Une reprise échelonnée est sans doute souhaitable, commente Marie-Claire, 38 ans, mère de deux enfants scolarisés à l'école Clemenceau, à Rennes. Mais les conditions ne sont pas réunies. Dans les espaces communs, la cantine, il y aura trop de monde. C'est un vrai challenge !» Elsa, 33 ans, mère de deux enfants dans la même école, partage ces dilemmes. «Après le discours de Macron, j'ai plein de copines qui se sont enflammées sur les réseaux sociaux en trouvant la mesure irresponsable, raconte-t-elle. D'autant que l'Etat n'a pas fait preuve de beaucoup de compétence jusqu'à présent sur les moyens matériels pour lutter contre la pandémie. Mais je comprends les enjeux économiques et sociaux d'une telle décision. Et aussi les enjeux de santé mentale : les enfants ont besoin d'interactions sociales, davantage que nous.»

Visite d'une école en mars avant le confinement.

Photo Raphael Lafargue. pool. REA

A Nice, au lycée

«L’objectif derrière, c’est que les parents retournent travailler»

A Nice aussi, on s'interroge. Le retour au lycée, Aude ne l'avait pas envisagé. Elle pensait simplement «faire un bilan individuel avec un prof». Finalement, elle pourrait retrouver sa classe le 11 mai. «Avec mes amis, on ne comprend pas. Si on y retourne si tôt, ça annule tous les effets positifs du confinement, estime cette élève de terminale au lycée Apollinaire, dans l'est de Nice. Je m'inquiète surtout pour mes copines asthmatiques. C'est compliqué de gérer les distances : les couloirs sont petits, les gens vont se faire la bise…» Son père est «inquiet». «Douze millions d'élèves vont retourner à l'école mais aussi dans la rue, les transports, les commerces, pointe Pascal Chevalier. Ils pourront être vecteurs de la contamination.» D'autant qu'il paraît difficile, dans un établissement de 1 200 élèves, de respecter les gestes barrières. «C'est même impossible, tranche l'affilié à la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE). A 35 par classe, ça me semble compliqué : ils avaient déjà du mal à organiser les bacs blancs car ils n'avaient pas la place de mettre un élève par table.»

Adrien (1) aussi a été «très surpris» par l'annonce de Macron. Ce professeur du lycée se soucie du non-respect des distances : «Dans les couloirs, la concentration ressemble à celle d'une fosse d'une salle de concert. On dit qu'on laisse fermés les cinémas, les restaurants et les bars, mais on rouvre les écoles… On voit bien que l'objectif derrière, c'est que les parents retournent travailler.» Pour la direction de l'établissement, une reprise ne pourra pas se faire sans adaptation : des masques, du gel et de la distance physique. La proviseure du lycée Apollinaire et secrétaire académique du syndicat SNPDEN-Unsa, Sylvie Pénicaut, précise : «On est partis précipitamment et on ne dispose pas d'agent de nettoyage depuis le début du confinement. On ne peut pas reprendre brutalement.»

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Le public du lycée Apollinaire est particulier. Sur ses 1 200 élèves, 45 % sont issus de familles défavorisées. 8 % ne se connectent jamais aux plateformes d'apprentissage. «Celui qui a décroché, il nous reste un mois pour le raccrocher, dit Sylvie Pénicaut. L'école doit être le lieu où on travaille ensemble. Là c'est le grand manque. On souhaite se retrouver, mais il ne faut pas le faire trop tôt.» Mélanie Martin espérait, elle, cette reprise début mai. Mère d'une élève de seconde et membre de la FCPE, elle estime «indispensable qu'il y ait un temps de reprise des cours avant l'été» pour qu'un «lien physique se recrée entre les professeurs et les enfants. Dans la classe de ma fille, huit élèves sont en difficulté et doivent être réorientés. Ce ne sont pas des choses qui peuvent se faire à distance».

Pour le moment, les modalités du retour en classe n'ont pas été précisées. Alors Sylvie Pénicaut se lance dans les suppositions. Peut-être reprendre uniquement avec les premières «pour préparer l'oral de français, seul examen maintenu». Ou partager le temps de présence des élèves. Ou encore organiser une prérentrée avec les adultes pour préparer l'après. L'après : c'est ce qui importe à cette proviseure. Avec le deuil dans certaines familles et le préjudice psychologique de ces semaines de confinement, «on ne peut pas reprendre l'école comme avant . Malgré l'investissement des professeurs et de la vie scolaire, le numérique ne va pas réduire les inégalités, bien au contraire. Il faut construire une pédagogie solidaire».

A Bordeaux, à la fac

«Tout est encore très flou. C’est du stress en plus»

«J'ai du mal à croire qu'on ne retournera pas en cours avant septembre», commente Camille, 21 ans, une pointe de déception dans la voix. L'étudiante entamait sa toute première année en biologie à l'université de Bordeaux. Une entrée à la fac pas vraiment comme elle l'avait imaginée. Comme beaucoup d'autres étudiants, Camille s'interroge : comment vont s'organiser les examens ? «Tout est encore très flou. C'est du stress en plus.»

Le président de l'université de Bordeaux (environ 50 000 étudiants), Manuel Tunon de Lara, assure qu'«une procédure a déjà été initiée. Un plan d'évaluation adapté à la situation de chaque cas va être mis en œuvre. Tout en respectant, dans la mesure du possible, le calendrier académique». Concrètement, tous les examens en présentiel sont annulés et il reviendra à chaque filière de décider si les élèves sont évalués sur la base du contrôle continu ou par un examen à distance. Quant à l'université de Bordeaux-Montaigne, où sont scolarisés près de 18 000 élèves, elle a décidé de remplacer toutes les épreuves par un contrôle continu. Les étudiants auront au moins une note par UE (unité d'enseignement). Seule exception à Bordeaux : le concours de la Paces (première année commune aux études de santé) qui concerne entre 1 500 et 2 000 personnes. Programmé en avril, l'examen a été décalé à juin au parc des expositions de Bordeaux. «Une grande surface adaptée à la situation», dit Manuel Tunon de Lara.

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Hugo et sa coloc Lola, 18 ans et étudiants en Paces, ne sont pas pour autant rassurés. «C'est la merde, résume le jeune homme, très stressé pour la suite. Les inégalités vont ressortir. Je pense à ceux qui ont une mauvaise connexion, ceux qui avaient l'habitude de bosser à la bibliothèque car leur domicile est trop bruyant. Ceux aussi qui vivent dans une cage à lapin, loin de leur famille. C'est injuste de réviser dans ces conditions car tout le monde le sait : ce genre d'examens ça se joue au mental.»

Etudiante en sociologie, Capucine, 22 ans, reste elle aussi dubitative : «Je suis en situation de handicap moteur. D'habitude, un autre étudiant prend des notes pour moi, mais là rien n'a été mis en place malgré les mails adressés à la fac. Avec la synthèse vocale, c'est trop complexe, je mets trois heures pour écrire ce qui devrait être fait en une heure. Je ne sais pas comment je vais faire pour l'examen.» Interrogée, l'université de Bordeaux «se désole de ce cas isolé» et assure que l'étudiante sera contactée dans les plus brefs délais pour trouver une solution. «Il ne faut pas galvauder l'année et altérer la valeur des diplômes. En revanche, il faut que tout le monde puisse avoir une solution afin de lutter contre les disparités», pointe Manuel Tunon de Lara. Même son de cloche à l'université Bordeaux-Montaigne où la présidente, Hélène Velasco-Graciet, se veut rassurante : «Les étudiants les plus fragiles et les plus isolés ne seront pas oubliés. Nous mettons tout en œuvre pour les identifier. Il y aura des sessions de rattrapage. Et les professeurs seront bien sûr bienveillants à leur égard, tout en restant juste.»

(1) Les prénoms ont été changés.

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