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Enquête

Coronavirus : les soignants sans prime ni réconfort

Les soignants se sont-ils une fois de plus dévoués pour rien ? Le versement de la prime et de leurs heures supplémentaires majorées promis par le gouvernement prend du retard, faute de décrets publiés. Dans plusieurs hôpitaux, les directions ont recommencé la chasse aux économies à leur détriment. Dérapages isolés ou retour à une gestion comptable des soins ? Enquête.

Chaque signe du retour à « une gestion comptable de l'hôpital » est guetté et redouté par les soignants.
Chaque signe du retour à « une gestion comptable de l'hôpital » est guetté et redouté par les soignants. (Benoit Tessier/Reuters)

Par Elsa Freyssenet

Publié le 12 mai 2020 à 16:00Mis à jour le 13 mai 2020 à 16:45

Mise à jour le 13 mai > Après que lesechos.fr ont révélé que les décrets sur la prime octroyée aux soignants pour leur lutte contre le coronavirus n'étaient toujours pas publiés, le gouvernement a promis ce mercredi un versement « sur les paies de mai ou juin ». Cliquez ici pour plus d'informations .

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Ce sont deux notes de service affichées côte à côte sur les murs d'un hôpital francilien particulièrement mobilisé pour endiguer le coronavirus. En les lisant, les soignants, en première ligne depuis mars, ont eu un haut-le-coeur. La plus récente, datée du 5 mai, concerne la prime de 1.500 euros promise pour la fin de ce mois par le gouvernement aux personnels hospitaliers des 33 départements français les plus touchés : « Aucun texte n'a été publié, nous n'avons donc aucune certitude quant à l'application de cette prime, a écrit le directeur des ressources humaines de l'établissement. La seule certitude est que cette prime ne pourra pas être versée sur les salaires du mois de mai. » Et pourtant, elle avait été annoncée dès le 25 mars par le président de la République et adoptée en Conseil des ministres le 15 avril en même temps qu'une majoration de 50 % du paiement des heures supplémentaires. Quatre semaines plus tard, ce mardi 12 mai, il n'y a toujours pas de décret d'application paru au « Journal officiel ».

Amertume chez les héros

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Mais ce n'est pas tout : sur le même mur, il y a une deuxième note, plus ancienne. Le 25 avril, le même DRH commençait par un constat : « Les personnels les plus mobilisés ont impérativement besoin de repos. » Il les incite donc à prendre des récupérations « dès que possible ». Puis arrive une précision déprimante : « Uniquement pour ceux ayant un dépassement de compteur horaire important, il sera possible de payer une partie du solde, à condition que les récupérations possibles aient été prises. » Traduction : les soignants qui ont accumulé des heures et des heures de travail ne pourront pas se les faire rémunérer en totalité et doivent les transformer en jour de repos.

Cet hôpital de la banlieue sud n'est pas un cas isolé - on y reviendra - même si la tentative de rogner sur la rétribution des agents y est exprimée de façon plus directe qu'ailleurs.

 La parution du décret est imminente. 

Forcément, cela suscite de l'amertume chez des professionnels de la santé maintes fois qualifiés de « héros » par Emmanuel Macron et encore applaudis chaque soir par les Français. Au plus fort de la crise, ils ont assumé leur mission malgré les difficultés, exposé leur propre santé et celle de leur famille. « Nous serons au rendez-vous de ce que nous leur devons », avait affirmé le chef de l'Etat.

« La parution du décret est imminente », assure aujourd'hui aux « Echos » le ministre de la Santé, Olivier Véran. Et d'ajouter : « Sans attendre, les consignes ont été transmises et sont donc connues par les logiciels de paie. » Pas de tous, apparemment.

Dans le cas de notre hôpital francilien, deux responsabilités se conjuguent : celle du gouvernement, qui a pris du retard dans la concrétisation de sa promesse, et celle de la direction de l'établissement, qui cherche à colmater son budget, au détriment du personnel. Aurélien Rousseau, le directeur général de l'ARS d'Ile-de-France (qui chapeaute financièrement les hôpitaux de la région), est formel : « J'ai demandé aux établissements de permettre aux équipes de se reposer car l'épidémie n'est pas finie, mais il n'y a pas de mesquinerie financière dans la période, toutes les heures supplémentaires seront payées. »

« Panique à bord »

En théorie donc, les hospitaliers devraient à la fois gagner plus et prendre quelques congés. Mais alors, que se passe-t-il ici et là dans la région capitale ? Dans un centre hospitalier départemental, un chef de service qui voulait faire rémunérer des psychologues venues chaque week-end accompagner les patients et aider leurs familles a reçu cette réponse par e-mail : « Les astreintes que vous déclarez pour les deux psychologues seront prises en compte en jours de récupération. » Les intéressées, travaillant d'ordinaire à temps partiel (les temps pleins sont difficiles à obtenir), la récupération n'est pas leur priorité. « En ce moment, c'est panique à bord : les budgets ont explosé et l'épidémie peut redémarrer, explique une cadre. Donc les directions nous demandent de poser des jours de repos pour les soignants. »

Tous les hospitaliers admettent avoir besoin de souffler, mais la codification administrative des jours qu'ils posent est importante : s'ils prennent leurs congés annuels, ils conservent leurs heures sup rémunérées ; s'ils sont en récupération, ils en perdent… Et c'est là que les consignes données aux cadres prennent tout leur sens.

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Contrat annulé

De ce point de vue, la DRH de l'AP-HP a rappelé par écrit qu'il devait y avoir « une proposition systématique de rémunération ». Mais cela n'épuise pas le sujet : une interne venue prêter main-forte dans le service de pointe d'un hôpital parisien n'a pas été payée du tout depuis six semaines : elle vient d'apprendre que son contrat est annulé car « il n'y a pas tous les papiers ». Dans un établissement de banlieue, un service d'infectiologie fonctionne sans cadre depuis le 30 avril : il n'y a plus personne pour gérer le planning et assurer les commandes de matériel, la titulaire est en congé maternité jusqu'en septembre et, malgré le risque de deuxième vague épidémique, il n'est pas prévu qu'elle soit remplacée.

Dans un hôpital du sud de la France, lui aussi très exposé, les médecins qui ont multiplié les astreintes et consultations le week-end n'ont pas obtenu de réponses claires sur leur paiement. « C'est le retour à l'anormal », soupire un praticien hospitalier.

Grand flou

Ces pratiques sont-elles généralisées ? Notre enquête ne permet pas de le conclure. Une seule certitude : c'est le grand flou et c'est très mal vécu par un corps hospitalier qui contestait, bien avant le Covid, le manque d'effectifs et la faible rémunération des infirmiers, aides-soignants et personnels paramédicaux.

Pendant le pic épidémique, beaucoup de médecins ont, malgré le stress, confié aux « Echos » avoir une satisfaction : leur collaboration étroite et efficace avec les directions d'hôpitaux. Pour eux, qui se sentent généralement incompris et maltraités par la structure administrative, c'était nouveau. Et leur crainte était que ce ne soit qu'une parenthèse. Voilà pourquoi chaque signe du retour à « une gestion comptable de l'hôpital » est guetté et redouté.

 Pendant des semaines, nous avancions de concert avec la direction. S'agissait-il d'un miracle ou d'un mirage ? 

Hélène Gros, cheffe du service de médecine interne et maladies infectieuses à l'hôpital d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), l'a bien expliqué : « Jamais plus je n'ai entendu le mot 'impossible' au cours des réunions quotidiennes de crise, jamais nous n'entendions parler de finances, d'activité, de codage… L'humain était au premier plan de toutes nos discussions avec la direction, nous nous comprenions, nous avancions de concert vers un même objectif : prendre soin des malades. Alors s'agissait-il d'un miracle ou simplement d'un mirage ? » s'est-elle interrogée lors d'une conférence de presse du Collectif inter-hôpitaux. La psychologue de son service, en CDD renouvelable tous les trois mois depuis début 2019 et très active pendant l'épidémie malgré son statut précaire, n'a eu droit, le 30 avril dernier, qu'à un CDD d'un mois qui s'arrête fin mai. Dur atterrissage…

Codage honni

Elle n'est pas la seule. Egalement le 30 avril, quelque 130 chefs de service du pôle Sorbonne Université de l'AP-HP ont reçu un e-mail avec ce « point d'attention » (une alarme, en langage courant) : « L'exhaustivité du codage est excellente sur les sites de la rive droite et très basse sur la rive gauche. » En clair, les hôpitaux de la rive gauche ont eu le tort de négliger pendant quelques semaines le reporting administratif, ce qui risque de grever leur budget. Pas un mot pour relever que le plus gros de ces établissements, la Pitié-Salpêtrière, était alors fort occupé à décupler le nombre de ses lits Covid.

 La tarification à l'activité, c'est une horreur ! 

Le fameux codage est devenu la bête noire des hospitaliers depuis l'instauration de la tarification à l'activité en 2004 - « C'est une horreur », nous confiait même Agnès Buzyn lorsqu'elle était encore ministre de la Santé. Il y a deux ans, le gouvernement avait promis de le réformer. En attendant, à chaque acte médical correspond un code et un montant remboursé par l'Etat. « Il existe 2.200 tarifs ! La mise en oeuvre des règles est devenue folle avec le temps », souligne Frédéric Valletoux, le président de la Fédération hospitalière de France.

Plus il y a d'actes enregistrés, plus l'hôpital est financé. Du coup, les responsables médicaux reçoivent régulièrement des tableaux Excel à multiples colonnes : l'évolution de leur activité en absolu et en pourcentage, comparée à celles des autres pôles de l'hôpital, l'impact sur les recettes... De ce point de vue, le Coronavirus est une très mauvaise affaire : beaucoup d'opérations « non-urgentes » ont été annulées et les hôpitaux ont dû acheter, en urgence et parfois au prix fort des respirateurs et autres matériels. La crainte des hospitaliers : devoir faire des économies pour compenser.

 L'intendance nous rattrape 

Lors d'une réunion, lundi soir, de sa commission médicale d'établissement, la directrice de l'hôpital de Compiègne, au front depuis février, a fait un état des lieux : 1 million d'euros de dépenses supplémentaires et 3 millions d'euros de perte d'activité. « Rien n'est gravé dans le marbre sur le financement », a-t-elle précisé, selon plusieurs témoins. Frédéric Valletoux décrypte l'inquiétude de ses directeurs : « Ce que l'Etat a d'ores et déjà crédité ne suffira pas pour 2020. Tout le monde a bien en tête le 'quoi qu'il en coûte' formulé par Emmanuel Macron, mais il n'y a pas le début d'une clarification sur la part prise en charge par l'Etat. Donc, l'intendance nous rattrape. »

Tableaux Excel

La professeure en diabétologie Agnès Hartemann évoquait, la semaine dernière, « une douche froide » : « On a à nouveau des tableaux Excel, on nous calcule notre activité sur mars-avril et on nous pointe en négatif, ce qui est quand même incroyable, on compte les lits vides et on devient à nouveau obsessionnel des plannings. »

S'agissant de l'Ile-de-France, Aurélien Rousseau tient à le préciser : « Il n'y a aucune consigne de l'ARS qui consisterait à orienter les politiques hospitalières en fonction de leurs conséquences financières. On a vu que le système avait des absurdités, personne n'oubliera ce qui s'est passé. » Le patron de l'ARS du Grand Est a été limogé début avril pour avoir déclaré que les restructurations reprendraient après l'épidémie. Elles ont été gelées et le chef de l'Etat s'est engagé en faveur d' « un plan massif d'investissement et de revalorisation des carrières », mais sans donner de chiffres . « Nous donnerons très rapidement des signes au monde hospitalier », promet Olivier Véran. En attendant, tout le monde navigue à vue.

Elsa Freyssenet

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