Tribune

Universités : contre un enseignement «100 % à distance»

La transmission du savoir passe par une interaction vivante avec un auditoire que n’offre pas l’enseignement par écrans interposés, pourtant préconisé dès la rentrée par la ministre de l'Enseignement supérieur.
par Un collectif d’enseignants-chercheurs
publié le 19 mai 2020 à 7h04

Tribune. L'épidémie de Covid-19 a réclamé des efforts considérables de la part des enseignants, depuis la maternelle jusqu'à l'université. Nous avions une maîtrise imparfaite des outils numériques et, désormais, la plupart d'entre nous sommes familiers de Moodle, Teams, Zoom, Renater, etc. Dans l'urgence, nous avons dû dispenser nos enseignements sous une forme nouvelle et nous pouvons, à la lumière de l'expérience, formuler deux conclusions. La première est que ces outils numériques sont formidables. La seconde est que l'enseignement à distance ne remplacera jamais l'enseignement «en présentiel».

Il faut l'affirmer avec une force particulière à un moment où le ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation annonce – au mois de mai ! – qu'il faudra recourir massivement à l'enseignement à distance à la rentrée de septembre et pour l'ensemble du premier semestre (rappelons que la quasi-totalité des universités ouvrent aujourd'hui leurs portes au début de septembre et non plus en octobre). Mme Vidal, ministre de l'Enseignement supérieur, l'annonce dans un article au Parisien le 7 mai 2020, confirmant ainsi les messages transmis par ses services aux présidents d'université. Se réaliserait ainsi un vieux rêve des tenants du New Management : imposer le numérique partout, ce qui permettrait de réaliser de substantielles économies de locaux et de personnels.

La présence est préférable à la distance

Nous proclamons notre hostilité foncière à une telle généralisation de l’enseignement à distance et ce pour plusieurs raisons. La première est d’ordre pédagogique : seule une personne n’ayant jamais enseigné peut soutenir que la distance est préférable à la présence, y compris dans des amphithéâtres contenant plusieurs centaines d’étudiants. La transmission du savoir passe par une interaction avec son auditoire : des tournures de phrase, des inflexions de la voix, des mimiques, des plaisanteries ou des provocations, des divagations font partie intégrante de l’enseignement. L’enseignant doit pouvoir échanger avec le public qui lui fait face. Pour le dire trivialement, il doit «se passer quelque chose» en amphithéâtre (au «théâtre») ou en salle de classe et, soyons-en certains, il se passe quelque chose. Le recours au numérique est donc un complément très utile, mais il ne sera jamais qu’un complément.

La seconde raison tient à l’égalité entre les étudiants. Bien sûr, tous n’assistent pas aux cours magistraux (à l’université, seuls les travaux dirigés sont obligatoires) mais tous ont la possibilité et le droit d’y assister. On le constate en ce moment, alors que nous organisons les examens pour l’essentiel à distance : une part non négligeable d’étudiants sont victimes de ce qu’on appelle la «fracture numérique». Soit ils ne disposent pas de matériel informatique, soit ils n’ont pas de connexion internet fiable : ces étudiants, les plus démunis souvent, sont donc condamnés à la mort universitaire.

Imagine-t-on en effet distribuer des dizaines de milliers d’ordinateurs et de clés 4G ? La chose est impossible et ne résoudrait que partiellement le problème (cas des «zones blanches» par exemple). Oserait-on ajouter un argument qui tient à la psychologie et à la sociologie ? Les universités sont des lieux de rassemblement, d’échange, d’émulation et de controverses parfois. Elles permettent bien souvent à des jeunes gens de sortir de leur solitude ou de leur réserve, et d’aller à la rencontre des autres. Veut-on relâcher le lien social au point que nous serions tous des monades numériques isolées devant leurs écrans ?

La troisième raison est là encore très pratique et elle tient à deux caractéristiques de certaines universités ou de certaines facultés : le nombre colossal d’étudiants et la qualité professionnelle de nombre d’intervenants. S’agissant de la première, il est évident que l’enseignement à distance ne se pose dans les mêmes termes selon que la formation rassemble quelques dizaines d’étudiants ou plusieurs centaines (voire plusieurs milliers). On peut encore imaginer un système «hybride» là où les étudiants sont peu nombreux : les règles de distanciation sociale pourraient être respectées et permettre aux étudiants de fréquenter physiquement l’université pour une partie des cours, l’autre étant prodiguée à distance. Mais l’euphémisme de l’hybridité perd toute pertinence lorsque les effectifs sont pléthoriques : alors il n’y a pas d’autre choix que le «100 % à distance». Le ministère de l’Enseignement supérieur annonce d’ores et déjà qu’il faudra respecter une distance d’un mètre entre les étudiants dans les salles de cours et d’un mètre soixante-quinze dans les amphithéâtres : tout un chacun comprend que les cours en amphithéâtre deviendraient impossibles et que ceux dans des salles plus modestes ne seraient concevables qu’en master dans les disciplines comme le droit, la psychologie ou l’économie.

Titulaires, vacataires et professionnels

La seconde caractéristique est moins connue et mérite précision : dans les facultés et les formations où s’inscrivent de nombreux étudiants, les cours magistraux sont dispensés par des enseignants titulaires (professeurs et maîtres de conférences), tandis que les travaux dirigés sont généralement assurés par des vacataires. Le cours magistral présente les grands principes dont il est fait application dans les travaux dirigés (ou travaux pratiques) en effectif réduit. Or ces travaux dirigés sont confiés à hauteur de 80 % à des «professionnels».

Dans le domaine juridique, ces praticiens sont des notaires, des avocats, des magistrats, des juristes d’entreprise ou des collectivités publiques. Ils ont fait preuve d’une abnégation peu commune depuis le 16 mars ; il n’en reste pas moins que leur métier principal s’exerce en dehors de l’université (qui les rémunère médiocrement) et qu’ils refuseront de passer des dizaines d’heures à se former à l’utilisation des outils numériques ou à leur manipulation pendant tout un semestre. Que dire enfin des doctorants qui ont consommé et consommeraient beaucoup de temps à préparer des cours sous format numérique aux dépens de leur thèse, donc de leur avenir ?

On le comprend désormais : on ne saurait décréter sans nuance que l’enseignement à distance est la panacée ; le propre de la pédagogie comme la réalité universitaire militent au contraire pour que l’enseignement soit réalisé en présence des jeunes générations. S’il convient d’acheter du temps, pourquoi refuser péremptoirement, comme le fait Mme Vidal, de repousser le début de l’année universitaire ? Voilà une piste parmi d’autres qui mériterait d’être explorée et qui permettrait d’éviter l’aberration du «100 % à distance».

Les premiers signataires : Julien Boudon, professeur à l'université de Reims, doyen de la Faculté de droit et de science politique, Katia Blairon, maître de conférences à l'université de Lorraine, Antoinette Hastings, professeure à l'université de Nantes, Denis Jouve, professeur à l'université Paris 8, Thomas Hochmann, professeur à l'université de Reims, Anaïs Danet, professeure à l'université de Reims, Sabine Boussard, professeure à l'université Paris Nanterre, Pierre-Yves Monjal, professeur à l'université de Tours, Loïc Grard, professeur à l'université de Bordeaux, Astrid Marais, professeure à l'université Paris 8, Florent Garnier, professeur à l'université de Toulouse Capitole.

Pour signer la pétition : http://chng.it/NV82J2QQYK

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus