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Interview

«En France, on pense que le concours crée une égalité parfaite»

Déconfinementdossier
Pour le sociologue Nicolas Charles, la suppression des oraux ne changera pas vraiment la donne pour les candidats retenus.
par Nelly Didelot
publié le 3 juin 2020 à 20h01

Nicolas Charles est maître de conférences en sociologie à l'université de Bordeaux et chercheur au centre Emile-Durkheim. Pour Libération, il analyse les conséquences du bouleversement des concours sur le profil des candidats retenus et ce que la situation dit de notre attachement à ce mode de recrutement.

Les concours de l’Education nationale, comme de nombreuses écoles, ont annulé les oraux d’admission et sélectionneront les candidats uniquement par des écrits. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur le recrutement ?

Les impacts individuels sont indéniables avec des candidats meilleurs à l’écrit ou à l’oral. Mais si on regarde plus largement, les épreuves orales viennent souvent confirmer les tendances des épreuves écrites. On retrouve des inégalités sociales ou de genre dans les épreuves écrites comme orales. Je ne pense pas que cela ait un impact majeur sur le profil général des candidatures retenues.

La modification des épreuves pourrait accentuer le caractère aléatoire des concours ?

La situation nous renvoie surtout à notre croyance collective dans les concours. En France, on pense que le concours, qui met en théorie tous les individus face à une même situation au même moment et dans les mêmes conditions, crée une forme d’égalité des chances parfaite. On rencontre souvent une préférence de l’écrit face à l’oral parce que l’oral semble souvent relever davantage de la subjectivité des évaluateurs, alors que l’écrit serait une forme de pure objectivité, mais tout cela est une vue de l’esprit : les correcteurs varient, et même dans les disciplines vues comme plus objectives, comme les mathématiques, on peut voir une grande variété de notes pour une même copie.

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La plupart des concours post-bac ont été annulés et la sélection des élèves s’est faite sur dossier. Cela risque-t-il de renforcer les inégalités de recrutement ou pourrait au contraire les lisser ?

Les acteurs de terrain qui choisissent les dossiers ne réagissent pas de la manière, en fonction notamment des institutions auxquelles ils appartiennent. On peut prendre l’exemple du lycée d’origine, souvent pris en compte dans les sélections sur dossier. Il donne des informations sur l’élève qui peuvent être analysées différemment. En France, l’attitude classique consiste à traiter le lycée d’origine comme un signal de la qualité du candidat. A notes égales, on va favoriser un élève d’un «bon» lycée, en se disant qu’un 14 vaut plus à Henri-IV que dans un lycée de banlieue. Une posture, plus répandue en Grande-Bretagne, consisterait à prendre en compte non pas le mérite purement scolaire, mais le mérite de l’effort. Cela revient, à notes égales, à favoriser plutôt le candidat issu d’un lycée de banlieue que celui qui vient de Henri-IV. On favorise une personne qui y a mis du sien dans des conditions compliquées, en se disant que même s’il est moins bon scolairement, il fera davantage d’efforts et réussira mieux au final. Les conditions sociales peuvent aussi être plus facilement prises en compte dans les dossiers, en décidant par exemple de favoriser les boursiers.

La crise sanitaire met-elle au jour les failles du système de recrutement à la française ?

Il n’y a pas de modèle de recrutement parfait. Le modèle français a tendance à vouloir objectiver au maximum. Le concours apparaît comme une bonne manière de faire parce que son aboutissement tient dans un classement. Cette hiérarchie légitime les inégalités scolaires, ce qui entérine d’autres inégalités, sociales ou de genre. Quand on organise un concours à bac + 2, on ne juge pas seulement l’année qui vient de s’écouler mais aussi toute la scolarité antérieure. L’enseignement supérieur synthétise toutes les inégalités qui se sont construites et accumulées au fil de la scolarité. On ne peut pas lui demander de les rattraper toutes mais on peut espérer qu’il n’en construise pas de nouvelles.

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Plusieurs concours scientifiques ont supprimé des épreuves pratiques, et la plupart des concours de l’enseignement ont mis de côté les oraux. Est-ce qu’on perd encore un peu du sens de ces concours pour se contenter d’aspects scolaires ?

Cette décision s’inscrit dans la droite ligne de la manière dont on sélectionne les enseignants depuis très longtemps. Leur principale légitimité dans les concours est leur connaissance disciplinaire, bien plus que leur capacité pédagogique. La suppression des oraux des concours externes de l’enseignement n’a pas suscité de forte réaction de la part des candidats, contrairement à leur maintien pour les concours internes. Pour les candidats, ce qui pose problème n’est pas tant l’absence d’oraux que la production d’inégalités dans un concours censé mettre tout le monde dans les mêmes conditions. Il leur importe aussi que les dés ne soient pas relancés en cours de processus : le changement des épreuves en cours de route est problématique dans cette perspective. Pourtant, il n’est pas dit que cela a une grande conséquence sur les candidats. Ceux qui allaient déjà bien s’en sortir s’adaptent souvent bien aux nouvelles donnes.

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