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Anne Lambert, sociologue : « Avec la crise, les conditions d’insertion dans la vie d’adulte se sont encore dégradées »

Si, pendant l’épidémie, la santé des personnes âgées est devenue un enjeu collectif, ce sont aujourd’hui les jeunes qui paient le prix fort de la crise économique, observe la sociologue Anne Lambert.

Propos recueillis par 

Publié le 11 juin 2020 à 20h00

Temps de Lecture 4 min.

Si, depuis le confinement, les conditions de vie se sont dégradées au sein de toutes les catégories de la population française, le phénomène est encore plus franc et massif chez les 18-24 ans, constate la sociologue Anne Lambert. Chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED), elle est responsable scientifique de l’étude « Coronavirus et confinement, enquête longitudinale » (Coconel) qui porte sur les conditions de logement, d’emploi, les revenus, l’état psychique des Français. Quel que soit l’indicateur, les résultats sont sans appel pour la jeunesse.

En quoi les jeunes sont-ils davantage touchés par la récession économique en cours ?

Quand 39 % des 18-24 ans déclarent avoir perdu des revenus, quand 44 % se sentent isolés, quand 32 % craignent de ne pas pouvoir payer leur loyer dans l’année qui vient, on exprime un phénomène de masse, on ne parle pas seulement des jeunes les plus précaires. Ces indicateurs, qui concernent les conditions matérielles de vie mais aussi le sentiment subjectif de bien-être, s’étaient déjà dégradés depuis de nombreuses années. Là, avec la pandémie et la récession qui a suivi, les chiffres ont bondi et atteignent des seuils inquiétants. A un âge de transition vers l’âge adulte où se construit habituellement l’apprentissage de l’autonomie résidentielle et financière, mais aussi affective et conjugale, la crise va avoir un effet ravageur sur ces jeunes. Qu’ils soient rentrés ou non dans leur famille pendant le confinement, ils ont fortement perdu confiance en l’avenir.

La crise agit-elle comme un révélateur de ces difficultés dont souffre la jeunesse ?

La crise « révèle » les inégalités, parce qu’elle les rend visibles. Mais la crise décuple aussi ces inégalités, parce qu’elle touche d’abord et plus fortement les jeunes. En réalité, en dehors de la conjoncture actuelle, les jeunes faisaient déjà face à une vulnérabilité structurelle très forte. Résidentielle d’abord : leurs espaces de vie sont plus petits que pour le reste des Français. Ils sont aussi plus souvent locataires dans le parc privé, ayant peu accès au parc social. Matérielle et professionnelle ensuite : on sait que 38 % des 18-24 ans travaillent avec un contrat précaire ou au noir, contre 13 % du reste de la population active. Quand ils ne sont pas déclarés, ils ne cotisent pas à la retraite et ne peuvent prétendre à aucune aide en cas d’arrêt du travail, comme cela a pu être le cas pendant la pandémie. Avec la crise, beaucoup voient leurs CDD stoppés, non renouvelés. Ils trouvent aussi moins d’offres de stage et de contrats d’apprentissage – ces sésames nécessaires, mais non suffisants, à la poursuite de leur carrière.

« Les jeunes restent les oubliés des politiques publiques et passent entre les mailles de nombreux filets de protection sociale »

Et, enfin, une vulnérabilité relationnelle: les indicateurs de santé mentale, de détresse psychologique, de suicide, sont au rouge chez les jeunes depuis longtemps, sans qu’il existe de réponse systémique à cet égard. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de jeunes ont des difficultés à s’inscrire de manière convenable et durable sur le marché du travail. On leur renvoie l’idée que s’ils n’y arrivent pas, c’est parce qu’ils ne se sont pas donné la peine de réussir. Pourtant, les conditions d’insertion dans la vie d’adulte se sont dégradées, et sont moins bonnes que celles de leurs aînés au même âge. La récession dégrade encore davantage leur situation et les renvoie dans la sphère privée, alors que l’autonomie se construit d’abord en dehors de la famille, et parfois contre.

Vous évoquez le réveil d’une « guerre » entre les générations. N’est-ce pas un peu fort ?

Je ne parle pas d’une guerre interindividuelle, ni même d’une guerre au sein des familles. Il s’agit plutôt d’une guerre politique entre les générations sur leur place et leur rôle dans la société. On répète que notre société est maltraitante pour les personnes âgées, que les EHPAD ressemblent à des mouroirs, que les vieux sont délaissés… Et que les jeunes ne trimeraient pas assez pour s’insérer. En réalité, depuis quinze ans, si les jeunes sont valorisés dans l’industrie audiovisuelle, ils restent les oubliés des politiques publiques et passent entre les mailles de nombreux filets de protection sociale.

Après une période dramatique sur le plan sanitaire pour les personnes âgées, on a assisté à une recrudescence de slogans politiques promouvant une « révolution de la longévité » ; mais ce mot d’ordre ne me semble pas préparer correctement notre avenir. La situation est préoccupante pour les jeunes d’aujourd’hui qui seront – ne l’oublions pas – les vieux de demain : avec le cumul de contrats précaires et la multiplication des allers-retours entre l’emploi et le chômage, ils n’auront pas une retraite décente et vivront de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique.

Serions-nous en train d’hypothéquer l’avenir des jeunes ?

Il est de plus en plus difficile pour les jeunes de décrocher un contrat stable, d’accéder à un logement autonome, de constituer un patrimoine, une vie privée et affective… Les jeunes n’ont, par exemple, jamais été aussi nombreux à déclarer ne pas vouloir d’enfants. La question est à la fois intime et politique : ils ont intégré le fait qu’ils n’auront pas le même mode de vie que leurs parents, qu’ils vivraient dans un monde de privations et de sacrifices. On a longtemps pensé que l’âge de la jeunesse pourrait ouvrir l’éventail de la reproduction sociale et élargir l’espace des possibles : cette illusion tombe, les cartes ne sont pas rebattues. Pour aider les jeunes, et notamment les plus précaires, il faut une réponse massive et d’envergure de la part des pouvoirs publics.

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