Sous les platanes balayés par le vent qui remonte la Seine, Tai-Luc Nguyen Tan surveille d’un œil placide ses huit mètres linéaires de livres d’occasion. Une vieille édition d’Au pays des brigands gentilshommes, d’Alexandra David-Néel (Plon, 1933), côtoie Les Prévisions de Lénine sur les tempêtes révolutionnaires en Orient (Editions en langues étrangères, 1970, Pékin), Le Chamanisme des Kalash du Pakistan (Presses universitaires de Lyon, 1990) voisine avec une somme sur l’Internationale situationniste.
L’étalage réglementaire de tout bouquiniste parisien : quatre boîtes en bois de deux mètres, vert bouteille, et aucun trou de fixation dans les lourds parapets de pierre de taille pour fixer ces bazars vétustes uniquement retenus par le poids des livres. Maintenues fermées pendant plusieurs mois en raison de la crise sanitaire, les boîtes, qui avaient déjà subi le contrecoup des manifestations des « gilets jaunes » et les grèves des transports, commencent à rouvrir.
Un jeune homme cherche Cantilènes en gelée (1950), de Boris Vian – « La version longue. » Chou blanc. Sourires. Antoine Assaf, écrivain libanais, tee-shirt rose et panama blanc, passe en voisin depuis Saint-Germain-des-Prés, de l’autre côté du fleuve. Il a dégoté une Histoire de France du duc de Castries pour sa mère : « Pas pour le sujet, pour l’écriture… Ils avaient du style, ces ducs. » Il désigne le bouquiniste : « Lui, faut voir, c’est un aventurier, il fait voyager ! » Surgi de nulle part, un biffin aux allures de conspirateur propose quelques ouvrages. Le bouquiniste inspecte : « Rien pour moi, là-dedans », répond-il poliment.
Quai de Gesvres, à Paris, face au n° 2. Tai-Luc a le sourire discret. Il a tendu un tabouret. On s’est assis. Et, ensemble, on regarde la vie s’égrener dans le va-et-vient des quidams en goguette et des pétarades de bagnoles. Si on était à la Bibliothèque nationale, on irait rechercher dans l’incunable Guide des sergens de ville et autres préposés de l’administration de la police (1831, p. 216) cet amusant constat : « Ce quai, par sa situation, près des quartiers populeux, et son exposition au soleil du midi, est le rendez-vous des oisifs. »
Un gosse des banlieues
Voilà trois ans que Tai-Luc a posé ses guêtres ici. Avant, il était rockeur, leader d’un groupe rock punk parisien mythique, La Souris déglinguée alias LSD. « Combien y a-t-il de samedis soir/Pour tous les gens comme toi et moi ?/ Combien y a-t-il de faux espoirs/Au fond du cœur de la jeunesse ?/ Combien y a-t-il de lundis matin/Pour la main-d’œuvre bon marché ?/ Combien y a-t-il de lundis matin/Pour les rockeurs manutentionnaires ? », chantait Tai-Luc en 1981. Aujourd’hui, à bientôt 62 ans, il tient salon sur un morceau de trottoir.
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