TRIBUNE

Lutte contre les discriminations raciales : mesurer pour avancer

A l’instar des politiques d’égalité entre les hommes et les femmes, il est essentiel d’avoir des chiffres sur les discriminations raciales au niveau des institutions et des entreprises. Sans cela, toutes les incantations à l’égalité resteront vaines.
par Pap Ndiaye, professeur des universités à Sciences-Po Paris, Patrick Simon, chercheur à l'Ined, Laure Bereni, chercheuse au CNRS, Sarah Mazouz, chercheuse au CNRS, Vincent-Arnaud Chappe, chercheur au CNRS et Audrey Célestine , maîtresse de conférences à l'université de Lille
publié le 18 juin 2020 à 18h01

Tribune. A la suite des manifestations contre les violences policières et le racisme systémique aux Etats-Unis et en France, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a rouvert le débat sur les statistiques ethniques, s'attirant immédiatement les critiques de ceux qui voient dans ces chiffres un danger pour le modèle républicain. Un détour par les politiques d'égalité entre les femmes et les hommes nous montre pourtant que rien n'est possible dans la lutte contre les discriminations raciales si l'on ne prend pas la peine de mesurer les inégalités - même si les dénombrements ne se suffisent pas à eux-mêmes et nécessitent également d'être «saisis» par les actrices et les acteurs en mesure d'agir.

Les politiques d’égalité entre les femmes et les hommes - et plus particulièrement les politiques d’égalité professionnelle - sont en partie des politiques de «chiffres» ou, en tout cas, largement associées à des modalités de traduction en nombres de la réalité. Ces nombres, ce sont d’abord ceux qui circulent et mettent en avant le caractère massif des inégalités : inégalités salariales «brutes» ou à emploi égal, inégalités devant la précarité ou aux postes de «prestige», inégalités devant les retraites, dans le temps de travail «à domicile», dans l’espace médiatique ou politique, etc. Ces chiffres, ressassés depuis plusieurs décennies et trop souvent désespérément stables, permettent néanmoins d’alerter, d’indigner, de convaincre et de mobiliser.

Mais il ne s’agit pas que de chiffres «globaux» nous alertant des inégalités au niveau du pays : depuis 1983, chaque entreprise de plus de 50 salarié·e·s doit produire annuellement un bilan quantifié de sa situation face aux inégalités de genre : quelle répartition des salarié·e·s entre les deux sexes, répartition ventilée par contrat, catégorie socioprofessionnelle, temps de travail, etc. ? Quels écarts de rémunération ? Quelles perspectives d’évolution professionnelle respectives ? Autant de nombres qui, dans l’esprit du législateur, doivent servir à poser le diagnostic le plus objectif possible sur la situation et à mobiliser les partenaires sociaux autour d’un objectif qu’on pourrait espérer consensuel : s’attaquer au problème des inégalités.

L’histoire de cette politique nous montre néanmoins que rien n’est simple : ces nombres n’ont pas toujours été produits par les entreprises, ou saisis par les directions et les syndicats, et quand ils le sont, ils ne permettent souvent pas de déboucher sur un diagnostic consensuel et encore moins d’engager les acteurs et les actrices du «dialogue social» dans les négociations. Depuis vingt ans, cette politique par le chiffre s’est assortie de nouvelles obligations : produire plus de données, plus précises, au service d’une négociation obligatoire sous peine de sanctions financières.

Sans produire de miracles, cette politique de la transparence a tout de même permis de mettre le sujet sur la table. La création de l'index d'égalité professionnelle - l'obligation pour les entreprises de produire une note sur 100, au risque de sanctions financières si la note est en dessous de 75 - est à certains égards une rupture, en instituant dans la loi une obligation de résultat (et pas seulement de moyen). Mais elle marque aussi une forte continuité autour du consensus quant à l'importance des démarches de chiffrage pour avancer.
Il ne s'agit pas d'être naïf face à ce qui serait une force intrinsèque du nombre : les chiffres de l'égalité professionnelle ne font pas consensus, sont âprement discutés, et souvent inefficaces. Les syndicats ont ainsi largement critiqué les modalités de construction de l'index, mais sans remettre en cause son principe même : mesurer pour alerter, piloter, évaluer et avancer.

Face à ce constat, on ne peut que s’interroger sur ce qui apparaît plus que jamais comme le parent pauvre de la lutte contre les discriminations : le combat contre les discriminations raciales, que ce soit dans la sphère du travail ou dans d’autres domaines de la vie sociale (éducation, culture, rapport à la police ou à la justice…). Le candidat Macron a eu beau placer l’égalité au centre de son discours de campagne, la ministre Schiappa a beau clamer sa mobilisation contre le racisme et les discriminations à chaque point presse et dans ses tweets, l’observation de la réalité est bien décevante. Alors que les cas de discriminations raciales continuent à s’inviter dans les médias, et plus rarement dans les arènes judiciaires, la seule proposition connue jusqu’ici a été de créer une «brigade anti-discriminations» sur Internet, chargée de recueillir les plaintes des potentielles victimes, sans considération de l’existence du réseau local du Défenseur des droits, et alors que tous les travaux de recherche menés sur la question depuis dix ans montrent les limites importantes d’une politique judiciarisée et individualisante en la matière. Les opérations de testing promises pendant la campagne ont bien été conduites et ont abouti à des résultats édifiants (comme depuis quinze ans, faut-il ajouter), mais ont donné lieu à une communication plus que timide de la part du gouvernement, rechignant à donner le nom des mis en cause tout en faisant porter le doute sur la fiabilité méthodologique de l’enquête. Surtout, on a l’impression que ces testings font lieu de politique à eux tout seuls, sans déboucher sur aucun dispositif concret et contraignant d’action ! De la pure communication en somme, articulée à des coups de sonde ponctuels qui ne permettent d’avoir qu’une image floue des discriminations…

Il y aurait pourtant beaucoup à faire pour améliorer la politique de lutte contre les discriminations raciales, si on prenait la peine d’écouter les militant·e·s engagé·e·s sur le terrain et les chercheu·r·e·s qui travaillent sur le sujet : donner des moyens financiers supplémentaires au Défenseur des droits, faciliter la procédure d’action groupée devant la justice (en l’état très difficile à manier selon les avocat·e·s et les juristes), inscrire dans la loi une obligation pour les directions d’entreprise et les administrations de prendre leur responsabilité face à la discrimination (comme pour le harcèlement), les obliger à tenir des registres des candidatures qui leur sont présentées, des contrôles d’identité qui sont menés, etc.

Mais sur le modèle de l’égalité entre les femmes et les hommes, nous sommes surtout convaincu·e·s que ces instruments devront s’articuler à une autre obligation : celle de mesurer les discriminations raciales au niveau des institutions et des entreprises, à la fois pour permettre aux acteurs et actrices en charge de les identifier, pour responsabiliser les décideurs dans leurs politiques et leurs résultats en matière d’égalité, et pour obliger les syndicats à se saisir d’un problème qu’ils nient encore trop souvent. Cette proposition, maintes fois formulée, s’est toujours heurtée à l’opposition de celles et ceux qui voient dans ces mesures le spectre de la catégorisation ethno-raciale un instrument étatique de la racialisation des sociétés rappelant les «heures sombres» du pays. Mais la société n’a pas attendu les catégories de la statistique pour racialiser et produire ensuite des discriminations qui suivent les «lignes de couleur» ! Et par ailleurs, produire des statistiques ethno-raciales ne veut pas dire «ficher la population» mais se donner le moyen de construire des outils qui, tout en préservant l’anonymat et la vie privée, permettent aux institutions et à leurs représentants de repérer les discriminations pour mener et évaluer les politiques à leur encontre.

Nous pensons ainsi que des modes de comptage - au niveau des organisations, publiques comme privées - qui n'engagent pas une «fixation» des identités ou une assignation externe et qui peuvent se faire sur un mode consensuel et sécurisé sont possibles, à l'instar de la méthode de «l'auto-hétéro-perception» (demander aux personnes comment elles pensent qu'elles sont perçues dans l'espace public). Ceci nécessite une réflexion et un débat démocratique approfondi sur les moyens par lesquels nous souhaitons collectivement représenter et agir contre les injustices et le racisme vécus par les minorités. La Cnil et le Défenseur des droits avaient entamé une réflexion sur la question il y a quelques années, dans la lignée du rapport rendu par le Comité pour la mesure de la diversité et l'évaluation des discriminations (Comedd) en 2010. Celui-ci préconisait déjà une extension des outils de mesure de l'égalité femmes-hommes aux discriminations raciales. L'Union européenne, à travers la directive du 22 octobre 2014 sur le «reporting extra-financier» élargi à la «diversité», a tendu une perche au gouvernement français qui ne l'a pas saisie.
Pour avancer sur cette question, il faudra néanmoins une véritable volonté politique, absente jusqu'ici. Nous sommes pourtant convaincu·e·s que sans l'obligation de mesurer les discriminations au niveau des institutions et des entreprises, toutes les incantations à l'égalité resteront vaines.
Il est aujourd'hui largement temps pour la France d'aller au-delà d'une politique de lutte contre les discriminations raciales tournée vers la résolution aléatoire de cas individuels, et de prendre enfin la pleine mesure du caractère systémique des discriminations, pour proposer une réponse à la hauteur de l'injustice vécue par des millions de nos concitoyen·ne·s.

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