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Chronique "Médiatiques"

Les mutants de la presse d’après

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Depuis le déconfinement, c’est open bar : 60 emplois supprimés à «Paris-Normandie», 15 à «l’Express», des locales fermées à «Nice-Matin», idem au «Parisien»… Les propriétaires de presse n’ont jamais été si décomplexés.
par Daniel Schneidermann
publié le 21 juin 2020 à 19h26

Vive le confinement ! Il aura permis aux propriétaires de presse de se décomplexer. A croire qu’ils avaient encore des pudeurs, des timidités, qu’ils n’osaient pas trop porter la main sur les médias qu’ils possèdent. A croire que cet étrange objet nommé l’information les impressionnait encore vaguement.

Depuis le déconfinement, c'est open bar. Soixante emplois supprimés à Paris-Normandie après un dépôt de bilan. Quinze journalistes sur le départ à l'Express. Trois locales possiblement fermées à Nice-Matin. Comble de l'absurdité, le Parisien saborde ses locales d'Ile-de-France, pourtant son cœur de métier. Drahi expédie Libé vers le destin glorieux mais encore nébuleux d'un «fonds de dotation» incessible, sans trop s'embarrasser de l'avis des journalistes (c'est vrai, à quoi bon demander l'avis des journalistes ?). On peut vivre sans journaux, se sont dit les propriétaires, comme les lecteurs.

Que leur prend-il ? Sabotage ? Allergie soudaine ? Mystère. Ce que les actionnaires de presse ont dans la tête, habituellement, ils le gardent pour eux. C'est pourquoi c'est un document exceptionnel auquel nous avons accès dans le cas de Grazia. Comme tout le groupe Mondadori France, l'hebdomadaire féminin est tombé l'an dernier dans l'escarcelle du groupe Reworld (Closer, Science et vie, etc.). Avant le confinement, Grazia vendait 100 000 exemplaires par semaine. L'hebdo s'était fait une place dans le créneau du féminin dissident, n'hésitant pas à consacrer à plusieurs reprises sa couverture à des mannequins non blanches, par exemple, ou pesant davantage que 50 kilos. Pendant le confinement, Reworld décide de suspendre Grazia. Et l'hebdo vient d'apprendre qu'il ne retrouvera les kiosques que trois ou quatre fois par an, pour des numéros fabriqués en externe.

A la différence de messieurs Drahi, Niel, Pigasse, Bolloré, Kretinsky ou Arnault, les actionnaires de Reworld - dont le Monde nous apprend qu'ils s'appellent Gautier Normand et Pascal Chevalier, et qu'ils ont refusé de lui parler - ne sont pas des milliardaires familiers. Ils ne s'expriment jamais dans la presse d'avant. Ils la rachètent, et font des charrettes, mais en silence. Pourtant, deux dirigeantes du groupe, la directrice de la rédaction et la responsable de la régie publicitaire, viennent d'accorder une interview conjointe, non pas au Monde, mais au site emarketing.fr.

Qu'on se rassure : Grazia n'est pas mort, proclament les deux dirigeantes avec enthousiasme. A condition toutefois qu'on distingue entre l'hebdo et la «marque». Car Grazia, c'est une marque. Une marque qui «veut dire depuis toujours style, impertinence, consommation, mais consommation intelligente». Elles ont de quoi être enthousiastes. Depuis le rachat par Reworld, «le nombre de visiteurs uniques a augmenté de plus de 170 %. Avec les lives du confinement, le taux d'engagement a été multiplié par 4 en quelques semaines».

Et cette marque, on va la développer. L'heure est donc venue de «construire une vraie marque, écosystème vraiment à 360». L'écosystème à 360, pour ceux qui s'interrogent, comprend «le digital, le social, l'audio, l'événementiel». Il s'épanouit dans un biotope nommé Instagram. «Pour une marque premium haut de gamme, Instagram est un endroit où on est connecté à notre communauté. On va continuer les lives, les podcasts, avec cinq verticales thématiques éditoriales.» Sans parler d'un «projet auquel on croit beaucoup, une plateforme de téléshopping, où on peut échanger avec la créatrice, la journaliste ou l'influenceuse, et shopper en direct sans sortir de la plateforme». Car voilà. Aux cotés des journalistes survivants du déluge, s'épanouiront dans l'écosystème post-diluvien des testeuses cool et professionnelles de beauté ou d'hygiène, des instagrameuses à forte communauté recommandant des fringues ou des pommades, toutes sponsorisées bien entendu par leur marque partenaire.

Et le magazine en papier, dans tout ça ? Ouf, il restera «une sorte de flagship de la marque». Qu'y fera-t-on ? «Des formats de brandcontent pour les marques.» Mais attention. On est post-MeToo. «On va aller chercher des marques qui ont un vrai propos sur l'empowerment des femmes.»

Il ne faudrait pas sanctifier les médias d'avant, dont la nouvelle concurrence de la presse indépendante en ligne, et des réseaux sociaux, a fait éclater le caractère archaïque. L'offensive, cette fois, vient d'ailleurs, d'un univers de mutants drogués du «flagship» et du taux d'engagement, qui ne se soucie ni d'information ni de contre-information, mais l'a simplement perdue de vue. Comment pourraient-ils comprendre la presse d'avant ? Comment pourraient-ils la lire ? Ils n'en parlent plus la langue.

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