Sport et journalisme : je t’aime moi non plus

Auteur de Le Journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée*, Karim Souanef (maître de conférence en sociologie, université de Lille) s’est attaqué à une sorte de tabou. Fruit mûr tombé après un Master à Sciences Po, l’ancien footballeur de CFA a constaté un vide sur le sujet. Pari risqué qu’il relevait dès 1998, il s’est agi pour lui de comprendre ce qui faisait des journalistes spécialisés dans le sport des journalistes différents des autres, au sens où ils s’inscrivaient dans le fonctionnement du sport lui-même en tant qu’acteurs. Ce qui leur interdit bien souvent de faire leur métier avec le recul nécessaire, dans un seul souci de produire de l’information dans les règles de l’art. Avec la reprise annoncée des compétitions sportives, le sport et « ses » journalistes sont-ils prêts à modifier leurs pratiques en traitant plus largement à travers lui les questions qui traversent la société dans son ensemble, au moment où L’Équipe, unique quotidien national sportif en France, et BeIn Sport ont annoncé des plans sociaux après la crise sanitaire ?

L’Équipe Magazine a suspendu sa parution durant le confinement. Sa rédactrice en chef, Géraldine Catalano, avait justifié ce choix par l’absence d’actualité sportive dans un éditorial. Qu’en pensez-vous ?

Cela dit tout. Cela dit une vision journalistique soumise au calendrier sportif. Comme si l’alternative n’existait pas. On peut donc se poser la question de la formation des journalistes de sport mais aussi de leur inventivité. Il y a un problème de routine. Par exemple, dans les rédactions, je vois des piles de bouquins que les journalistes n’ont pas le temps de lire… Et des articles intéressants, il y en aurait eu plein à écrire, mais en réalité la raison est commerciale, selon ce principe que ce qui fait vendre c’est l’actualité, pas de longs papiers que les gens ne liraient pas.

Comment le sport est-il devenu un sujet journalistique qui ne ressemble pas aux autres ou une spécialité « dominée » ?

À cause de son lien consubstantiel avec le monde de l’argent, de l’économie. C’est une erreur que de penser que le sport devient un spectacle marchand dans les années 1980-1990, il a toujours été un spectacle, et pareillement une erreur de le réduire à un spectacle. Car le sport pourrait tout aussi bien être émancipateur. La multiplicité des acteurs, les imbrications d’intérêts financiers entre organisateurs et journalistes, induisent une spécificité dans son traitement. Celle-ci est d’ailleurs le plus souvent assumée et vécue sur un mode de proximité, là où, en politique, même si cela existe, on a plus de pudeur à revendiquer la connivence entre journalistes et personnalités politiques. Spécialité dominée donc, parce qu’il y a une forme de dépendance consentie. Faire partie de la grande famille du sport est assumé par les journalistes sportifs même s’ils sont de plus en plus exclus du monde du sport.

Les journalistes sportifs ont perdu du terrain sur leur propre sujet ?

Il est très difficile de parler d’un groupe professionnel. Le titre de mon livre aurait dû être : « Les journalismes sportifs ». Car il existe des positions différentes. Quoi de commun entre les journalistes du Monde capables de mener une enquête et TF1 ? Il y a des clivages, des distinctions, entre différents médias. Les médias spécialisés s’appuient sur un capital économique, comme Le Parisien ou L’Équipe, tandis que Libération ou Le Monde sont davantage sur la symbolique. Mais la frontière devient poreuse. Ce qui amène du conformisme. Le Monde fait du « live » sur son site, par exemple. Il faut aussi prendre en compte l’hétérogénéité d’un groupe travaillant ensemble avec des phénomènes de conformation ou d’ostracisation. Les rédactions sont des lieux de rapports de force entre différentes visions du sport.

Le journalisme de sport relèverait-il donc plutôt du récit que d’une recherche d’informations comme ce serait le cas dans d’autres domaines ?

Il y a une tradition ancienne, notamment dans le cyclisme, où les liens entre écrivains et vélo ont infusé, même si, là encore, il y a hétérogénéité, puisque le cyclisme a aussi donné lieu à des enquêtes. Ou, plutôt, disons que le journalisme politique est venu perturber cette tradition. Je pense à Mediapart ou aux émissions d’Élise Lucet. Le journalisme sportif est lui globalement positif. C’est un journalisme heureux quand les résultats (sportifs) sont là. Dans mon enquête, Vincent Duluc, grand reporter à L’Équipe, m’avait dit avoir vécu alors le pire moment de sa vie au moment de l’affaire Anelka, c’est dire son investissement personnel affectif et émotionnel. Mais aujourd’hui, comme il y a de plus en plus d’obstacles entre journalistes et sportifs, on va vers un journalisme des petits coups, un journalisme d’opinion, comme il se pratique à la télévision, en forme de « pour ou contre ». On fait « du bavardage sportif », comme disait Umberto Eco. Chez certains, comme Daniel Riolo, il y a parfois la volonté de politiser les débats, quand il s’attaque au communautarisme dans le football, par exemple.

En quoi ce journalisme est-il contraint par son sujet ? La presse étrangère fonctionne-t-elle différemment ?

Les journalistes sportifs le disent eux-mêmes en rapportant des propos de joueurs de football qui se plaignent d’une presse plus dure à leur encontre en Angleterre ou en Espagne. Dans la transformation du monde sportif, l’obstacle fait au travail d’information est une évolution importante. Je ne citerais que l’exemple des entraînements à huis clos (en temps normal) qui sont courants et qui ont pour conséquence une évolution du style journalistique vers un registre plus sarcastique. Le fait de moins avoir accès aux joueurs, aux athlètes, fait que L’Équipe, parfois, peut ressembler à un tabloïd anglais. Enfin, il y a un malentendu structurel. En voulant se placer dans la connivence avec les acteurs pour obtenir des choses, il y a une forme de suivisme, puisque, plus on est proche d’un encadrement sportif, moins on a envie d’en être exclu. Il y a un calcul derrière tout cela pour le journaliste sportif : quel intérêt ai-je à me couper du milieu dans lequel je travaille ? Cette remarque met généralement les journalistes de sport sur la défensive.

Les sportifs ne contestent-ils pas eux-mêmes la compétence des journalistes ?

Oui. Cela m’amène à penser au rôle des consultants dans les médias où tout se passait dans les années 2010 comme si les journalistes étaient dépossédés de leur capacité d’analyse. J’ai l’impression cependant qu’il y a une érosion du phénomène. Les relations se sont tendues entre journalistes et consultants, un rapport de force s’est instauré entre la corporation et les anciens sportifs qui souvent estiment être seuls possesseurs de la bonne analyse. Mais pour des raisons économiques – les consultants sont mieux payés que les journalistes –, il est probable qu’il y en ait moins à l’avenir. Autre incompréhension, celle des sportifs eux-mêmes du métier de journaliste. Patrice Evra, lors du Mondial en Afrique du Sud, se demandait pourquoi les journalistes de L’Équipe critiquaient l’équipe de France, parce que souvent, comme une évidence, il faut être tous derrière la France au moment des grandes compétitions. On est là clairement dans un apolitisme. Cela a posé un problème là où d’autres journalistes auraient continué sans état d’âme à faire leur métier.

Un journalisme à part donc, dans le traitement de l’information ?

Il y a la façon dont les journalistes sportifs regardent les sportifs. Dans le football, beaucoup de joueurs sont des transfuges de classes sociales pauvres et la question est de savoir ce que l’on entend quand on parle de « bon comportement ». Qu’est-ce qu’ils estiment inconsciemment être un bon comportement chez un sportif ? J’ai tendance à penser que cette question politique place plutôt le journalisme sportif à droite, du côté des dominants. Mais il y a des regards différents qui émergent, de la part de jeunes des classes moyennes, peut-être plus militants, préoccupés par d’autres sujets. Il n’empêche que L’Équipe se situe plutôt à droite. On le voit dans leur façon de protéger certains présidents de fédération, ou Didier Deschamps : on ne veut pas voir, on ne veut pas savoir. J’ai aussi la sensation que l’on demande beaucoup trop aux sportifs et au sport en termes de valeurs. Les prétendues vertus du sport.

Les journaux généralistes produisent-ils plus d’information sportive que les spécialisés ?

Le sport est un objet si intéressant, si complexe, que l’on devrait se poser la nécessaire question du renouvellement des journalistes. Les informations arrivent par l’extérieur, par des journaux non spécialisés qui ont moins de relations d’interdépendance avec leurs sources. Le dopage, par exemple, c’est Libération, Le Monde. L’autre question est de savoir si ces journalistes sont formés à faire du journalisme dans le sport. Leur métier ne se construit pas sur un mode classique, un carnet d’adresses de gens qui les renseignent à l’intérieur d’un réseau d’informateurs, dans le judiciaire, dans la police, etc.. C’est un journalisme culturel. D’ailleurs, le sport n’est-il pas à verser dans l’industrie du spectacle, à la rubrique spectacle ? Cela devrait remettre en cause les logiques de carrière. Au Monde ou à Libération, les journalistes tournaient, changeaient de rubrique ; c’est vital pour la démocratie.

Le recours aux chercheurs de la part de certains journalistes aujourd’hui ne dit-il pas également un manque de réflexion personnelle dans leur travail ?

D’un côté c’est bien et de l’autre non. C’est ambivalent. Un jeune journaliste qui invite Stéphane Beaud pour parler football devrait se documenter de son côté sur les travaux du sociologue. Cela traduit surtout le manque de légitimité ressenti par le journaliste qui ne s’autorise pas à s’exprimer lui-même. Après tout, je peux dire des choses qui recoupent l’analyse de certains journalistes. C’est la question de la caution scientifique qui se pose ici. Cela peut être problématique quand votre interlocuteur n’est pas bien armé. On s’en rend compte lors des débats télévisés où l’on a toujours les mêmes économistes interrogés auxquels on demande un discours de vérité. Or pour bien interroger la bonne personne sur le bon sujet, cela nécessite beaucoup de temps de préparation et de savoirs. Et ils ne l’ont pas.

Pensez-vous que la crise actuelle puisse faire évoluer le sport et le journalisme sportif ?

Non, je ne crois pas. Le milieu est trop éclaté, il n’y a pas de mobilisation possible. Il n’y a pas de syndicalisme sportif, les dirigeants ne sont pas mobilisés vis-à-vis du gouvernement. Dans le journalisme, l’Union des journalistes de sport en France (UJSF), ne représente qu’elle-même et elle devrait rapidement perdre la gestion des tribunes de presse des stades, tant la communication a intérêt à récupérer ces places. Il faudrait une grosse crise économique pour changer de paradigme.

Comment voyez-vous l’après-Covid ?

Hélas ! Pour tous les petits salariés du sport, cela va faire des dégâts. Pour repartir sur de bonnes bases, il faudrait déjà se poser un certain nombre de questions. Pas celle de savoir si les joueurs du PSG ne devraient pas accepter baisser leur salaire. D’ailleurs, ne serait-ce pas signer un chèque en blanc au gouvernement ? Personne n’a à payer les conséquences de cette crise sanitaire et économique. Pas plus les joueurs de football que vous ou moi en tant qu’enseignant.

Peut-on dire qu’aujourd’hui l’activité sportive, celle du sport en général, est un signe de normalité dans nos sociétés ?

Totalement. Le meilleur exemple a été de voir les gens faire du sport durant le confinement. Puis, ils se sont arrêtés. Cela en dit long sur le rapport au corps, à la volonté de s’occuper de son corps. J’ai été très surpris d’entendre la ministre des Sports dire durant la crise que le sport était secondaire en pareille situation. Ici se pose la question de la nomination des ministres. Doivent-ils être d’anciens sportifs, au mépris des questions sociales, économiques, politiques, dans ce qui est l’activité culturelle numéro 1 ? Dans mon livre, je cite Jacques Marchand (NdR : ancien journaliste et organisateur de courses cyclistes) qui me disait la pensée de Jérôme Bureau alors qu’il était rédacteur en chef de L’Équipe : « C’est du sport, on peut tout dire, c’est pas important. » Eh bien, c’est le même mépris. Il y a des gens qui se suicident parce que le sport fait intimement partie de leur vie, particulièrement dans les classes populaires. Cela dit énormément de choses. Il ne faudrait pas abîmer cet objet qu’est le sport.

Recueilli par Olivier Villepreux

* Presses universitaires de Rennes, paru en 2019.

6 réponses sur “Sport et journalisme : je t’aime moi non plus”

  1. Le journalisme sportif est un sujet méritant en effet analyses et réflexion. Il est pratiqué par des gens peu formés qui n’en n’ont pas beaucoup. En télévision, ils sont supporteurs de spectacles rapportant de l’argent à leur employeur, leur objectivité est mise à mal. Mais il est vrai que le spectateur aime adhérer et n’attend pas un commentaire trop critique. L’arrivée de consultants fit apparaître souvent que les journalistes sportifs n’avaient pas une vraie connaissance du sport qu’ils commentaient. Mais il peut arriver que le consultant soit lui même très pénible (ex Lizarazu)

  2. D’abord le titre du livre… ça n’existe pas, le journalisme « sportif ». Celui ou celle qu’on appelle journaliste sportif, c’est le ou la journaliste qui pratique un ou plusieurs sports.
    On est journaliste ou on n’est pas journaliste. C’est assez simple. Il existe une carte de presse, donné (ou pas) chaque année par une commission paritaire élue.
    Tu as cette carte ? Tu es journaliste. Tu ne l’as pas ? Tu es tout ce que tu veux, sauf journaliste. Tu es chroniqueur, commentateur, consultant, écrivain, écrivant, auteur, bloggeur…
    Après, il y a les bons et les autres, comme partout ailleurs : ceux qui ont des informations et ceux qui se contentent de les reprendre ailleurs. Et je ne parle pas du style, car le style ça compte. C’est même l’essence de l’être, dixit Buffon.
    A travers l’interview donnée, il me semble, Olivier, que cette « thèse » a été perçue à distance. Comme une sorte de ressenti à distance, à partir d’éléments disparates glanés.
    On dit que la qualité d’un journaliste se mesure à l’épaisseur de son carnet d’adresses et au nombre d’informateurs dont il dispose. Car pour avoir des informations émanant d’un monde clos, il faut des informateurs. C’est le principe du Canard Enchainé, qui est notre référence professionnelle.
    Tes sources doivent avoir confiance en toi autant que tu as confiance en elles.
    Le reste est littérature.

    1. Vous devriez lire le bouquin, ou au moins la 4ème de couv. C’est une longue enquête : nombreux entretiens, immersions dans des rédactions, sur le terrain sportif, dans des écoles de journalisme, consultation d’archives des associations professionnelles, analyse de données de seconde main…

  3. C’est bien ce que j’écris. C’est une enquête à distance. Pour connaître le journalisme, il est préférable d’avoir été journaliste. D’avoir été sur le terrain soit même, d’avoir vécu dans une rédaction voire plusieurs. Pour qui écrit-on ? D’où écrit-on ? De quoi parle de sport ? Comment en parler ? A qui ? Pourquoi ? Et puis quel sport ? Le sport est un vaste continent, riche, varié. Ecrire « le sport » c’est comme dire « je suis allé en Afrique ». Où en Asie. Où étais-tu ? A qui as-tu parlé ?
    Et puis le journalisme : écrit, parlé, filmé… Pour quel support ? Dans l’urgence d’un compte-rendu en nocturne ou le recul d’une l’enquête au long cours ?
    Déjà le titre : « le journalisme sportif »… Il aurait été préférable de parle de « journalismes de sports ». Le pluriel, même si chaque signature est singulière, s’impose en l’occurrence.
    Richard Escot

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *