De quelle façon cette crise sanitaire interroge-t-elle notre organisation du travail et notre économie ?

Dominique Méda : Cette crise nous fait notamment prendre conscience de la fonction structurante du travail. Un grand nombre de personnes se retrouvent en télétravail et d'autres ne sont plus du tout en activité et donc sont confinées chez elles, désœuvrées. Cela change considérablement les choses. On constate combien le travail structure nos emplois du temps. Il est un support essentiel de lien social en dehors de la famille. De façon micro, un certain nombre de personnes s'aperçoivent certainement qu'elles travaillaient de façon insuffisamment productive avec, par exemple, trop de réunions.

Certains employeurs découvrent les bienfaits de laisser plus d'autonomie à leurs collaborateurs. Plus globalement, cette crise remet en cause de très nombreuses dimensions de l'organisation du travail au niveau national et international. Elle exacerbe les longues chaînes de valeurs existantes liées à une production disséminée sur de très nombreux continents qui nous rend complètement dépendants des autres pays. Il paraît évident que notre modèle économique pose problème, d'une part avec son capitalisme effréné, d'autre part avec la division internationale du travail qui fait que la France a perdu de très nombreuses productions stratégiques.

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Nous nous apercevons de la folie de cette organisation. Mais la question majeure reste celle de l'écologique. Depuis les Trente Glorieuses, en France, nous avons tiré de façon excessive sur les ressources naturelles, nous avons opéré des dégâts massifs sur notre environnement, liés à la croissance. La crise que nous vivons est un coup de semonce, elle montre l'impréparation de nos sociétés et elle montre que si nous voulons tenir face aux prochaines manifestations de la crise écologique, nous allons devoir bifurquer radicalement.

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Cette crise met plus que jamais en avant les inégalités sociales et professionnelles. De quelle façon ?

Il y a des métiers absolument essentiels, dont nous ne pouvons pas nous passer pour vivre. Tout d'un coup, ils deviennent extrêmement visibles parce que les personnes qui les exercent sont celles qui nous soignent, fabriquent les produits que nous utilisons dans la vie courante, les transportent et les vendent. Or ce sont souvent des métiers déconsidérés, que l'on dit «non qualifiés» ou «peu qualifiés», et qui sont aussi parmi les plus mal rémunérés. Ce sont enfin ceux où l'on trouve les femmes en première ligne. Ce sont elles qui occupent massivement les professions du care et de la vente. Mais la valeur d'autres métiers est aussi à réinterroger.

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Il y a une énorme béance entre la hiérarchie du prestige social, de la reconnaissance, de la rémunération d'une part et de l'utilité sociale d'autre part. Des chercheuses britanniques montrent qu'il faut distinguer entre la création de valeur pour la société et la création de valeur pour l'actionnaire. Dans cette chaîne de valeur, de nombreux métiers très rémunérateurs semblent quasi inutiles aujourd'hui pour la survie de la société. On pense au métier de publicitaire, de consultant, notamment en management public, qui ont conduit à démanteler notre service public, on pense aux conseillers politiques, aux traders… A toutes ces fonctions qui font bien fonctionner la société capitaliste, qui ramènent beaucoup de profits, de dividendes mais qui, lorsqu'on revient à la réalité de l'économie, aux besoins sociaux fondamentaux, ne sont d'aucune utilité et sont même parfois toxiques.

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Cadres, managers, chefs d'entreprises doivent-ils donc revoir leur organisation ? Leur rapport au travail ?

Je pense que c'est bien plus globalement qu'il faut revoir l'organisation du travail. On reproche souvent aux cadres et aux managers d'avoir une formation essentiellement scolaire et de ne pas connaître les contraintes des métiers qui leur sont subordonnés. Oui, certainement, ils doivent revoir leur façon de travailler. D'une manière générale, il existe une demande pour une plus forte démocratisation de l'entreprise, c'est-à-dire qu'on arrête de fixer des objectifs d'en haut, qu'on arrête de fixer des buts qui ne sont pas toujours d'utilité sociale.

On attend qu'il y ait une plus grande participation de l'ensemble des salariés à la fois sur la manière de réaliser le travail, mais aussi sur les objectifs poursuivis par les entreprises. Il est urgent de réétudier la hiérarchie sociale des métiers. Cela signifie mieux considérer et donc mieux rémunérer tous ces métiers invisibles dont nous découvrons aujourd'hui qu'ils sont essentiels. Dans le même temps, il faut mettre une limite aux rémunérations exorbitantes de certaines fonctions : des dirigeants du CAC 40, mais aussi des cadres supérieurs rémunérés en stock-options, aux sportifs, aux artistes. Je pense que nous devons mettre des maxima de revenus aux personnes et, si nous n'y arrivons pas, il faudra inventer des tranches supérieures d'impôt sur le revenu et remettre en place des mécanismes comme l'impôt de solidarité sur la fortune. Car si les inégalités persistent elles ne permettront pas, notamment aux classes populaires, de s'engager dans la reconversion écologique.

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Cette reconversion écologique est selon vous une des voies pour faire évoluer notre économie ainsi que le monde du travail ?

Oui. Je m'inscris dans une idée de changement assez radical. Et je choisis ce terme plutôt que celui de transition écologique car cela montre combien grande doit être la bifurcation. Il faut tout revoir et rebâtir notre économie de fond en comble. Cette reconversion écologique suppose à la fois un énorme investissement financier dans la rénovation thermique des bâtiments, dans les infrastructures, dans les énergies renouvelables mais induit aussi un très grand changement de comportement. Nous devons faire preuve de plus de sobriété, fabriquer des produits plus durables.

Si nous nous engageons dans cette voie nous aurons un triple dividende. Le premier est la sauvegarde du caractère habitable de notre planète. Les secteurs qu'il faudra fermer, qui sont consommateurs et émetteurs de gaz à effet de serre, sont faiblement intensifs en main-d’œuvre alors que les secteurs qu'il faudra déployer sont très gourmands en main-d’œuvre. Plusieurs études ont montré que cette reconversion écologique devrait être très créatrice d'emplois. Le deuxième dividende sera ainsi la mise en avant d'emplois utiles centrés sur les satisfactions des besoins sociaux essentiels ; se nourrir, bien s'alimenter, se soigner. Pour cela, il faut rebâtir toute notre économie et changer toute notre grammaire comptable et nationale. La norme du PIB, la croissance avec laquelle nous vivons depuis plus d'un siècle, a fait beaucoup de dégâts, notamment sur notre patrimoine naturel et humain.

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Comme je l'ai déjà évoqué à travers mes ouvrages (La mystique de la croissance. Comment s'en libérer, Flammarion), nous devons changer d'indicateurs et trier dans les apports de la modernité pour renouer avec la sobriété et la modération. En cela, nous pourrions avoir un troisième dividende en repensant notre organisation du travail, en relocalisant nos productions, en rompant avec ces longues chaînes internationales de valeurs. Il faudra déployer des coopératives, des ensembles artisanaux de plus faible dimension avec des circuits courts permettant de rendre les territoires autosuffisants. Tout cela suppose des ruptures majeures avec l'idéologie du néolibéralisme et le capitalisme financier qui ont mis jusqu'ici les Etats sous pression et contribuent à démanteler les entreprises de l'économie réelle.

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Dominique Méda est professeure de sociologie à l'Université Paris-Dauphine, elle est également directrice de l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (Irisso).