Interview

«La diversité est très faible dans les grandes écoles militaires»

Même si de nombreux militaires du rang et sous-officiers viennent d'outre-mer ou sont issus de l'immigration, le haut commandement reste majoritairement «blanc, catholique, hétérosexuel», analyse le chercheur Elyamine Settoul.
par Pierre Alonso
publié le 13 juillet 2020 à 13h14

Maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, Elyamine Settoul est l’auteur d’une thèse, soutenue en 2012, sur les «trajectoires d’engagement des militaires issus de l’immigration».

La diversité au sein de l’armée française existe-t-elle dans le haut commandement ?

L’armée est très diversifiée chez les militaires du rang, en raison d’un fort recrutement dans les outre-mer, notamment en Martinique, en Guadeloupe et à la Réunion. L’armée permet également d’absorber beaucoup de jeunes en situation difficile dans les quartiers populaires de la métropole. Parmi les sous-officiers, beaucoup de cadres sont issus de l’immigration. Mais cela se «blanchit» très fortement chez les officiers.

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Comme à l’ENA, HEC et d’autres grandes écoles, la diversité sociale est très faible dans les grandes écoles militaires. Beaucoup sont des fils de militaires, ce qu’on appelle classiquement l’endorecrutement. Le phénomène se répète depuis parfois plusieurs générations, voire plusieurs siècles, ce qui a permis la perpétuation d’un noyau d’officiers issus de l’ancienne noblesse. Il existe également des facteurs secondaires : ces dernières années, priorité a été donnée à la féminisation.

A quoi est dû ce plafond de verre ?

Pour faire carrière, il faut maîtriser certains codes : choisir les bonnes affectations professionnelles qui vous permettront de préparer l’Ecole de guerre dans les meilleures conditions. Le concours est très sélectif. Il procède à un évincement discret de ceux qui ne sont pas les plus familiarisés à ces codes. Par exemple à l’oral, il est bon d’adopter certaines attitudes et des postures, converser d’une certaine manière, une manière traditionnelle et socialement marquée. Or l’Ecole de guerre est un verrou qui permet d’accéder à l’élite.

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De manière générale en France, on ne favorise pas beaucoup les profils atypiques. Aux Etats-Unis, si vous êtes Noir du Bronx à l’académie militaire de West Point, on considérera que vous êtes hors du moule sociologique dominant et potentiellement une plus-value. En France, on tend à s’arc-bouter sur le maintien de traditions, les résultats scolaires etc. Un jeune de la Courneuve sera davantage perçu comme un élément périphérique que comme un atout.

Avez-vous observé des différences en fonction des armées ?

L’armée de l’air est moins figée dans les traditions car beaucoup plus récente, elle date des années 1930. Elle est souvent considérée comme la plus ouverte par les acteurs que j’ai interviewés. La marine et l’armée de terre sont davantage tournées vers la valorisation de leur héritage historique et le passé, elles évincent davantage, souvent de manière non consciente. Or la société française a la particularité d’être hyperdiversifiée et de plus en plus métissée. Elle regroupe les plus grandes communautés musulmanes, bouddhistes et juives d’Europe. C’est un facteur sociologique à prendre en considération car à trop regarder vers le passé, les institutions militaires ne pensent pas l’avenir et les enjeux du temps présent.

Cette sous-représentation est-elle liée à des discriminations ou du racisme ?

Le racisme existe. Il est beaucoup moins frontal chez les officiers que chez les militaires du rang ou les sous-officiers, même s’il y a des insultes racistes. De par sa culture républicaniste, l’institution est très réticente à analyser ces phénomènes de racisme, un peu comme la police d’ailleurs. Mais de fait, ce sont aujourd’hui des institutions qui, en termes de sociologie électorale, votent aujourd’hui à 50% ou 60% pour des formations d’extrême droite, cela doit nous amener à nous interroger sur les incidences en termes de cohésion interne.

On observe que tout peut très bien se passer dans certains régiments, alors que dans d’autres, les jeunes sont broyés et mis en périphérie. Ces situations dépendent beaucoup du management et du commandement. Par exemple dans les régiments qui ont des rites initiatiques de libation, certains commandants remplacent le vin par de la grenadine ou du jus de raisin. Quand le commandant va imposer la consommation d’alcool au nom du respect des traditions, cela crée des fractures. Les commandants sont parfois très jeunes et ne vont pas oser remettre en cause des mauvaises pratiques routinisées. Ils vont laisser des sous-officiers plus âgés, plus expérimentés mais souvent peu formés sur les questions de discrimination gérer ces tensions. Cela est aggravé par le jeu des mutations de carrières. Sachant qu’il y a souvent régulièrement des changements de poste, un jeune commandant va réfléchir à deux fois avant de s’attaquer de front à une problématique lourde de racisme dans son régiment. Comme au sein de l’institution police, il peut aussi y avoir un effet «couvercle» sur le militaire qui se plaint. On évite un maximum de faire des «vagues». Ces configurations peuvent dans les cas extrêmes pousser les victimes à des dépressions et des démissions.

L’armée semble avoir intégré le besoin de féminisation. Qu’en est-il d’autres minorités (religieuses, ethno-raciales etc.) ? Existe-t-il une volonté politique ?

En France, nous avons une loi sur la parité mais pas sur la diversité. Nous sommes plus à l’aise sur la mixité et l’égalité femmes hommes. Personnellement je suis favorable à la réalisation d’une cartographie de la diversité militaire, par autodéclaration et sur la base d’indicateurs à définir (patronymes, lieu de naissance etc.). Dans les 300 plus haut gradés français, combien sont issus de minorités visibles ? On a besoin de cette photographie, non pas pour la conserver et la figer, mais pour avoir un état des lieux précis, objectiver la situation et identifier des leviers afin d’améliorer la situation.

Sinon, le sentiment, qui existe aujourd'hui et qui se renforcera dans les années à venir, est que la sociologie traditionnelle du haut commandement «blanc, catholique, hétérosexuel» se perpétue et que ceux qui vont au charbon ou qui risquent leur vie, sont issus de la diversité. Les jeunes ont aussi besoin de modèles d'identification. Lorsque Colin Powell est nommé chef d'état-major des armées, aux Etats-Unis, le petit Black dans son ghetto peut se dire : «Un jour je serai Colin Powell.» La culture républicaine en France est très forte, mais il faut être plus offensif pour lutter contre les discriminations et questionner l'origine des mécanismes de reproduction sociale à l'intérieur du champ militaire. On ne peut pas en rester à des effets de communication car la machine à éliminer les profils brillants mais atypiques fonctionne toujours.

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