S. Distinguin : "La Grande école du numérique a prouvé qu'elle pouvait former plus de 10.000 personnes par an"

Etienne Gless Publié le
S. Distinguin : "La Grande école du numérique a prouvé qu'elle pouvait former plus de 10.000 personnes par an"
L'École 42, l'un des éléments précurseurs de la Grande école du numérique, forme aux métiers de l'industrie du numérique. // ©  ©DENIS/REA
Diplômé d'ESCP Business School, Stéphane Distinguin est entrepreneur, à la tête de Fabernovel, et militant associatif dans le domaine des industries numériques. Il revient sur la gestation et les résultats de la Grande école du numérique, un réseau de plus de 710 formations labellisées qui visent à l'insertion socioprofessionnelle des publics éloignés de l'emploi grâce au numérique.

La Grande école du numérique fête ses cinq ans d'existence. Dans quel contexte cette école a été créée ?

Au début des années 2010, plusieurs acteurs multiplient les initiatives dans le domaine de la formation au code : start-up ; entreprises à responsabilité sociale et environnementale ; acteurs classiques de la formation initiale qui proposaient des BTS ou des DUT et ont étendu leurs domaines de formation. Les Greta, les écoles de la 2e chance, la Ligue de l'enseignement s'y sont aussi mis. Résultat, de nombreux projets sont apparus car la demande de formation au code est forte.

Stéphane Distinguin président de la Grande école du numérique
Stéphane Distinguin président de la Grande école du numérique © Etienne Gless

Tous les acteurs ont fait le constat d'une inadéquation entre la capacité du secteur numérique à créer de l'emploi et des jeunes qui sont inscrits dans des formations qui ne mènent pas à l'emploi. Le constat était aussi fait que les jeunes étaient très intéressés par le sujet car très consommateurs de numérique. Enfin la réalité dans nos métiers est qu'il y a beaucoup d'autodidactes. De nombreux professionnels occupent une fonction d'ingénieur et ont un bac, un bac+2 et parfois aucun diplôme. Mais ils ont appris par eux-mêmes mus par leur passion.

Parmi tous ces projets surgit l'école 42, créée par Xavier Niel et des anciens cadres de l'école d'informatique Epitech...

Oui et le projet a tout de suite fait parler de lui ! La première école 42 a ouvert le 15 juillet 2013. Elle a reçu la visite du président de la République François Hollande le 23 juillet 2015 puis celle d'Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie et des finances, le 27 octobre 2015.

Quel rôle ont joué les attentats de janvier 2015 dans la gestation de la Grande école du numérique pour laquelle une mission d'élaboration vous sera confiée en fin d'année ?

C'est une idée du président de la République. Après les attentats de janvier et l'énorme mobilisation qui a suivi, le président Hollande a annoncé lors d'une grande conférence de presse à l'Elysée la création d'une Grande école du numérique. En simplifiant à l'extrême, l'idée était qu'en donnant aux jeunes inoccupés des débouchés dans le numérique, on pourrait proposer un exutoire plus positif que le fondamentalisme et la radicalité.

En simplifiant à l'extrême, l'idée était qu'en donnant aux jeunes inoccupés des débouchés dans le numérique, on pourrait proposer un exutoire plus positif que le fondamentalisme et la radicalité.

A la suite de cette allocution les ministres présents se sont regardés et demandés d'où sortait cette idée ! Je pense quand même que c'est Stéphane Richard, le PDG d'Orange, qui a soufflé l'idée au chef de l'Etat : avec peut-être l'arrière-pensée qu'il n'y avait pas de raison que la formation au code ne soit incarnée que par son concurrent le plus direct ! [NDLR : Xavier Niel, président de Free et créateur des écoles 42] !

Comment êtes-vous amené à participer à la création de cette école du numérique ?

Après ces annonces, trois femmes et un homme s'emparent du sujet : Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, Najat Vallaud-Belkacem ministre de l'Education nationale et Myriam El Khomri alors secrétaire d'Etat à la Ville, et François Rebsamen, ministre du Travail.

Puis j'ai été chargé de concevoir le rapport de préfiguration de la Grande école du numérique (GEN) avec Gilles Roussel, président de l'université Paris-Est-Marne-La Vallée et actuel président de la CPU et François-Xavier Marquis, ingénieur AgroParisTech, consultant et auteur de "Société numérique : patrimoine humain ou crime contre l'humanité ?"

Il ne s'agissait pas de construire une grande école au sens classique et élitiste avec un lieu physique et une forte sélection.

Bien sur que non ! Il s'agissait de labelliser des formations qui s'engagent sur le respect d'un cahier des charges et puissent avoir accès à des aides. Or, comme beaucoup de ces formations au code étaient très récentes et très innovantes, elles ne pouvaient pas revendiquer les aides publiques classiques auxquelles peut prétendre une formation enregistrée au RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles). Elles ne pouvaient donc pas proposer de conventions de stages aux publics formés, ni l'accès aux bourses, au restaurant universitaire... Pour ces formations c'était un peu la double peine : elles essayaient de répondre à un besoin de nouvelles formations sans bénéficier du soutien de l'Etat.

L'idée était de renverser la charge de la preuve en disant aux formations : "Engagez-vous à prendre dans vos effectifs des profils particuliers - décrocheurs scolaires, personnes habitants dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville, des femmes - et vous aurez des aides pour lancer vos formations". C'est le modèle de la Grande école du numérique. Le groupement d'intérêt public (GIP) a été créé en novembre 2016.

Nommer un réseau Grande école du numérique était une idée à vous ?

Non c'est vraiment le nom qu'a annoncé François Hollande en conférence de presse. Au départ c'était même un peu un repoussoir car clairement il ne s'agit pas d'une grande école. Mais difficile d'en changer !

Le nom de Grande école du numérique était au départ un repoussoir car clairement il ne s'agit pas d'une grande école.

Nous avons donc décidé de jouer sur cette appellation pour trois raisons. D'une part, la notion de grande école est valorisante pour ces formations et les publics qui en bénéficient. D'autre part, elle permet de jouer sur l'effet de réseau : comme dans les réseaux des anciens d'une grande école, on espère que les personnes formées par la Grande école du numérique feront preuve d'entraide. Enfin, l'école est grande par l'addition d'un très grand nombre de formations partout en France pour en faire un grand programme de développement des compétences.

Aujourd'hui le public principal de l'école reste les jeunes ?

Oui mais pas uniquement. 45% des apprenants ont effectivement moins de 26 ans et 23% ont de 26 à 30 ans. Mais nous avons 35% des personnes sont en reconversion professionnelle. Et un quart sont des femmes.

Par ailleurs, 56% des apprenants sont en recherche d'emploi et ont un niveau bac ou infrabac. Et une personne sur cinq (21%) réside dans un quartier prioritaire de la politique de la ville.

Quel est le modèle économique type d'une formation labellisée ?

En 2019, le budget total moyen d’une formation labellisée Grande école du numérique est de 174.400 euros. Le financement d’amorçage moyen que nous accordons s’élève à 62.932 € et représente en moyenne 36% du budget total de la formation.

Plus de 20% des financements sont accordés en région Île-de-France, où l’on trouve le plus grand nombre de formations labellisées. Les régions Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes obtiennent également une part conséquente des financements. Les formations en ligne quant à elles permettent de former le plus grand nombre de personnes et obtiennent 6,5% des financements.

Quel bilan dressez-vous de l'école après cinq ans d'existence ?

La grande école du numérique affiche quatre réussites majeures. Tout d'abord, nous avons démontré que nous pouvions former plus de 10.000 personnes par an. Ensuite, nous avons montré que ces formations étaient ouvertes à des jeunes éloignés de l'emploi et de la formation. D'autre part, nous avions 74% de sorties positives à l'issue des formations avec des CDI, CDD, poursuite de formation, contrats en alternance, entrepreneuriat... Et enfin, nous pouvions soutenir des initiatives très diverses venues d'acteurs historiques comme des IUT, des écoles de la 2e chance, etc. ; comme des start-up à l'instar de Webforce 3 ou encore des entreprises de l'économie sociale et solidaire tel que Le Wagon.

Nous avons montré que ces formations étaient ouvertes à des jeunes éloignés de l'emploi et de la formation.

L'écosystème est en effet très riche : parmi nos formations labellisées, 37% proviennent d'associations, 33% de sociétés commerciales, 15% d'établissements publics, 10% d'organismes de formations et 3% d'établissements d'enseignement supérieur.

La durée moyenne d'une formation est de huit mois (984 heures en moyenne). 90% des modules de formation sont délivrés en présentiel. Parmi les 687 formations ayant répondu au rapport annuel 2019, près de la moitié des formations déclare délivrer un titre ou un bloc de compétences d’un titre inscrit au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Les certifications délivrées vont de la simple attestation (22%) au diplôme (4%) en passant par les titres RNCP (35%).

Combien de personnes ont été formées ?

A fin 2019 la Grande école du numérique a formé 27.921 apprenants. Les sessions de formation comptent en moyenne 15 apprenants. Sur plus de 100.000 candidatures reçues en 2019, un peu plus de 20.000 personnes (20%) ont pu être admises. 14.000 d'entre eux ont pu voir leur formation prise en charge intégralement par des organismes et dispositifs de financement.

14.000 admis en 2019 ont pu voir leur formation prise en charge intégralement par des organismes et dispositifs de financement.

Les 710 formations labellisées recourent en effet à un grand nombre de dispositifs pour pouvoir leur proposer une prise en charge financière : en 2019 les co-financements les plus importants ont été obtenus via des appels à projets de la Région, viennent ensuite les appels à projets lancés par des acteurs publics comme Pôle emploi, des OPCO, les départements, métropoles, communautés d’agglomération… L’aide individuelle à la formation de Pôle emploi a été mobilisée à hauteur de plus de 4 millions d’euros.

Le plan Emploi des jeunes présenté par Jean Castex le 23 juillet mentionne l'importance qu'aura à jouer votre école pour ne laisser aucun jeune sans solution. Etes-vous préoccupé pour l'emploi des jeunes à la rentrée?

Oui, j'ai même des remords en tant qu’entrepreneur. La situation économique va rendre le marché très difficile pour les jeunes. Dans le numérique moins qu'ailleurs mais il va faire froid dehors pendant un moment. Les entreprises vont très peu embaucher.

Nous créons des attentes chez les jeunes, il faut bien s'assurer que les débouchés sont là. Le critère le plus important de ces formations c'est leur issue positive, la sortie vers l'emploi. Les mesures proposées par le gouvernement pour l'emploi des jeunes sont nécessaires mais elles ne vont pas complètement annihiler le problème. Et je ne suis pas pessimiste de nature...


Stéphane Distinguin, une figure de la tech française
Fils d'enseignants, diplômé d’ESCP Business School, Stéphane Distinguin rejoint en 1997 le cabinet Deloitte & Touche. En 1999, il participe à la création d’Up&Up, fonds d’investissement en amorçage. Entrepreneur dans le numérique et activiste associatif dans le domaine de l’innovation, il crée Fabernovel en 2003 une agence d'innovation spécialisée dans la création de produits et services numériques. L'entreprise compte des bureaux à Paris, Shanghai, San Francisco et Lisbonne.

Il a également participé au lancement en France de nouveaux formats d’événements et de rencontres : BarCamps, mobileMondays, Cleantech Tuesdays et TEDxParis. Il a aussi participé à la création des espaces de coworking, de PariSoma à San Francisco et de l’accélérateur de start-up Le Camping… Stéphane Distinguin est aussi président du pôle de compétitivité Cap Digital et a été membre du Conseil National du Numérique de 2013 à 2016. En 2015 il est chargé par Manuel Valls, Premier ministre, de concevoir avec François-Xavier Marquis et Gilles Roussel le rapport de préfiguration de la Grande école du numérique (GEN).

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