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Après l'attaque au Niger : la vie en zone rouge des humanitaires
Selon le dernier rapport des Nations Unies, 483 travailleurs humanitaires ont été attaqués en 2019, dont 125 tués, 234 blessés et 124 kidnappés.
Jerome Leblois - AFP

Après l'attaque au Niger : la vie en zone rouge des humanitaires

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Au fil des conflits, les humanitaires sont devenus des cibles. Ce 9 août, sept employés de l'ONG Acted ont été assassinés au Niger. A chaque attaque, les ONG renforcent un peu plus leur système de sûreté, jusqu'à, parfois, devoir quitter des zones trop dangereuses, au détriment de populations en urgence vitale.

Ce lundi 10 août, le directeur français de l'ONG Agronomes et vétérinaires sans frontières, Benoît Maria, a été tué dans une attaque armée alors qu'il était en mission au Guatemala. La veille, au Niger, sept humanitaires salariés de l'ONG Acted et leur guide avaient été assassinés. Parmi eux figuraient six Français et deux Nigériens. D'après les premiers éléments de l'enquête, le 4X4 dans lequel le groupe circulait a été pris pour cible par des assaillants à moto, alors qu'il se trouvait dans la réserve naturelle de Kouré, classée en zone jaune par le Quai d'Orsay, soit en "vigilance renforcée". L'identité des tueurs est toujours ignorée. Selon le dernier rapport des Nations Unies sur le sujet, 483 travailleurs humanitaires ont été attaqués en 2019, dont 125 tués, 234 blessés et 124 kidnappés. Si le risque zéro n'existe pas, les salariés d'ONG vivent au quotidien avec des dizaines de protocoles de sécurité pour limiter le danger. Et, avec la succession des drames, ces derniers n'ont cessé de se renforcer.

A 29 ans, Guillaume* a déjà réalisé plusieurs missions en Afghanistan ces dernières années, avec des formations en amont de son départ, mais aussi une fois sur place. "Au départ, on a une formation avec un responsable de sûreté qui nous expose les risques, le contexte du pays...", explique-t-il. "Et en arrivant, on a ce que l'on appelle un entrainement au milieu hostile (appelé le Heat Training, ndlr.), où on nous apprend à réagir en cas de kidnapping, d'embuscade ou de mine sur la route. On nous donne également des notions médicales de première urgence". Au fil des ans, ces formations sont devenues obligatoires pour les travailleurs d'ONG.

Savoir réagir en cas de "coup de chaud"

Il y a quatre ans, lorsque Pauline* part pour la première fois en République Centrafricaine, où les conflits entre groupes armées ont fait des milliers de morts et de blessés, elle n'en reçoit pas vraiment, si ce n'est un rapide briefing dans les premiers jours. Depuis, la donne a changé : "Il y a une telle menace aujourd'hui vis à vis des humanitaires, que les organisations sont obligées de s'adapter et d'en faire plus pour la sécurité, car on est clairement ciblé", analyse-t-elle.

En plus des formations, des protocoles de sécurité existent depuis longtemps pour les travailleurs en zones à risque, adaptés à chaque pays selon le contexte local, voire à chaque ville ou même à chaque village. En Afghanistan comme en République Centrafricaine, Pauline et Guillaume avaient par exemple tous deux interdiction de marcher dans la rue. Tous leurs déplacements devaient se faire en voiture, "même pour faire cinq cent mètres". "Chaque jour on prend des itinéraires différents pour aller au travail, on ne part jamais à la même heure de chez nous et surtout on est tracé par un autre membre de l'ONG tout au long de notre trajet, via radio ou téléphone", détaille Guillaume.

Toutes les ONG ont leurs procédures, très précises. Mais pour Pierre-Yves Arnaud, directeur sûreté en Afrique de l'ouest depuis 2002 pour des groupes privés et différents acteurs institutionnels, mais également directeur d'Emeraude consulting, l'autre aspect fondamental de la sûreté est "le développement d'un esprit de survie, de prudence et de vigilance". Lors d'une mission dans un pays à risque comme l'Afghanistan ou la Centrafrique, les humanitaires doivent avoir l'œil sur tout. Veiller au moindre détail qui leur paraîtrait anormal ou étrange. Pauline se souvient d'un "coup de chaud" lors d'une mission en République Centrafricaine, alors qu'elle partait en urgence vers un village reculé, dévasté par un combat. "Toutes les boutiques de la rue principale d'un village où j'avais l'habitude de passer en voiture étaient fermées. Et il n'y avait plus de vendeurs ambulants sur les bas côtés", se souvient-elle. "Cela annonçait clairement une attaque imminente. Pas contre moi en tant qu'humanitaire, mais contre le village en question, et il fallait vite que je sorte de là pour éviter de me retrouver 'au mauvais endroit au mauvais moment'".

L'impossible "bunkerisation"

Dans un pays à risque, classé orange ou rouge par le Quai d'Orsay, la menace est omniprésente. A force d'y être confrontés, les humanitaires peuvent aussi s'y habituer et baisser leur garde. Pour se désintoxiquer du danger, les ONG permettent à leurs employés exposés de s'aérer et de se reposer, soit chez eux en France, soit dans un pays proche plus stable. Des sas de décompression vitaux : "Ils nous permettent de vérifier que nous ne sommes pas à la peine psychologiquement, mais aussi de prendre du repos et du recul sur ce que nous vivons", explique Pauline.

"Il est peut-être parfois plus sûr d'être visible, que camouflé."

En plus de recruter davantage de cadres dédiés aux questions de sécurité des équipes humanitaires, à l'instar de Pierre-Yves Arnaud, les ONG s'appuient de plus en plus sur des locaux, maîtrisant à la fois la langue et le terrain. Cela ne va pas sans risque pour eux : les Nations Unies estiment en effet que 90% des humanitaires attaqués sont des personnels nationaux. Pour les employés expatriés, murs blindés et systèmes de traçage ont toutefois leurs limites : "C'est le défaut de la bunkerisation des humanitaires", opine Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations pour Médecins sans frontières. "On ne peut pas non plus cloîtrer nos équipes chez elles. Parce que connaître son environnement et ses voisins permet de récolter des informations sur de possibles attaques". Après plus de sept ans d'expérience, Pauline est du même avis : "Il est peut-être parfois plus sûr d'être visible, que camouflé".

Dans la foulée du drame du Niger, de nombreux observateurs se sont interrogés sur le fait que les humanitaires d'Acted n'étaient pas escortés par des militaires ou des agents de sécurité. Une pratique en réalité très rare : "La plupart d'entre nous refusons d'être protégés par les armées nationales, car cela voudrait dire qu'on l'on a choisi un camp", souligne Pierre Micheletti, président d'Action contre la faim, et auteur d'un récent ouvrage intitulé : 0,3%, Pour une transformation du système humanitaire international. "En plus de perdre notre neutralité et, de fait, l'accès à certaines populations, cela pourrait aussi nous nuire, car il y a bien souvent une hostilité aux armées, qu'elles soient nationales ou internationales".

Le constat est le même pour Pierre Mendiharat, de médecins sans frontières. "La seule exception que nous connaissions est la Somalie", précise-t-il. Mais là-bas, être protégé par des gardes armés est monnaie courante, si vous ne le faites pas, c'est là que vous pouvez avoir des ennuis". Chez MSF la "golden rule" - la règle d'or, ndlr. -, est d'ailleurs clair : "Si nos équipes se retrouvent dans un lieu, une zone de mission où elles ne sont pas acceptées par 'les autorités locales' et où l'on cherche à leur nuire au point de devoir porter des gilets pare-balles et d'être escortées, alors elles ne restent pas", détaille Pierre Mendiharat. Lorsque le risque est trop grand, les ONG comme médecins sans frontières, se résignent donc à quitter le pays. Qu'en est-il au Niger ? "Ca s'est passé tout près d'une route qu'on prenait régulièrement. C'est un événement qui change clairement la donne. En attendant d'en savoir plus, on réduit les accès à la route", assure Pierre Mendiharat.

Partir pour survivre

Devoir abandonner l'aide fournie à toute une région et laisser des populations dans le besoin, le directeur adjoint des opérations de MSF l'a vécu encore récemment. Le 15 juin dernier, l'organisation a en effet annoncé la fermeture de la maternité qu'elle gérait à Kaboul, où 10.000 accouchements pouvaient être réalisés chaque année. Après une attaque début 2020, perpétrée par des assaillants toujours inconnus, l'ONG considère qu'elle ne peut plus garantir la sécurité de ses missions, de ses patients et de ses personnels. Seize mères, dont cinq en plein accouchement, ont été tuées ce jour-là, mais aussi une sage-femme de MSF et huit visiteurs, dont deux enfants.

Au Nigéria, après l'assassinat de cinq humanitaires, dont un appartenant à leur rang le 22 juillet dernier, Action contre la faim est en plein débat interne pour savoir si l'organisation peut encore rester en place dans ce pays, où sévit Boko Haram. "On doit prendre une décision imminente pour la sécurité de nos agents, néanmoins ce n'est pas facile, car partir signifie que l'on s'apprête à laisser sans aide 200.000 personnes, notamment des déplacés de conflits internes".

Horrifié par le drame de dimanche à l'encontre de membres de son organisation, Frédéric Roussel, le président d'Acted, a déploré que la communauté internationale laisse les humanitaires "seuls" face aux violences et appelé à ce qu'ils aient désormais le même statut d'inviolabilité que les diplomates.

*Les prénoms ont été modifiés.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne