Barreau

Justice : les avocats rappelés à la loi du marché

Le rapport Perben remis mercredi au ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, analyse l’avenir d’une profession fragilisée, où ténors du barreau et conseils d’entreprises font figure de privilégiés, et dénonce un monde trop éloigné du secteur privé.
par Renaud Lecadre
publié le 26 août 2020 à 20h26

Si l'avocature est une vocation, ce n'est pas forcément un sacerdoce, puisqu'il s'agit tout de même de gagner sa croûte. Voilà, en somme, la principale conclusion d'un nouveau rapport sur «l'avenir de la profession d'avocat» demandé en début d'année par l'ex-ministre de la Justice, Nicole Belloubet. C'est finalement son successeur, l'ancien avocat Eric Dupond-Moretti, qui a hérité du bébé, perturbé par une pandémie et une grève des avocats - les deux phénomènes ayant contribué à paralyser le fonctionnement normal des tribunaux durant plus d'un semestre.

L'auteur du rapport remis mercredi au garde des Sceaux, Dominique Perben (lui-même ancien ministre de la Justice), dresse un panorama financier de la profession entre ombre et lumière : «La conviction que le droit n'est pas une simple marchandise n'impose pas obligatoirement d'ignorer les règles du marché, ou d'imaginer qu'on peut y échapper.» Eric Dupond-Moretti, qui a écumé moult cours d'assises loin de la capitale avant de se recentrer sur une clientèle plus huppée, plus solvable, appréciera le propos.

«Effort budgétaire»

On le savait déjà : le droit est un business, du moins pour ceux qui peuvent s'en donner les moyens. Un premier constat, à l'image de l'ensemble de la société précarisée : 3,2 % des avocats concentrent à eux seuls 25 % des revenus de la profession. Les plus privilégiés sont, sans surprise, plutôt des avocats d'affaires, consultants pour des entreprises du CAC 40, revêtant bien plus souvent le costume-cravate en réunion que la robe noire à la barre d'un tribunal. Il y est alors davantage question de conseils que de plaidoiries. Et le rapport Perben d'enfoncer le clou : «L'avocat français se distingue du lawyer anglo-saxon, que l'idée d'un marché du droit n'effraie pas.» Avant de citer un récent arrêt de la Cour de cassation, analysant le simple conseil juridique comme une «prestation intellectuelle syllogistique», voire «téléologique»…

Cette frilosité vis-à-vis du business est profondément ancrée en France : si on endosse la robe noire, c'est pour défendre la veuve et l'orphelin, pas le PDG d'un grand groupe… Les avocats sont pourtant d'une très grande pudeur sur leurs honoraires, à géométrie plus que variable : la moitié des 68 500 avocats français ne cumulent que 16 % des revenus de la profession. Des «disparités considérables de revenus», pointe le rapport de l'ancien garde des Sceaux, qui «jouent notamment au détriment des collaborateurs, des femmes, des avocats de province, des avocats exerçant à titre individuel et des activités judiciaires».

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Pas de «Grand Soir» budgétaire en prévision, bien qu'il soit prévu une petite hausse de l'aide juridictionnelle, qui permet à un justiciable démuni de s'offrir la prestation d'un avocat en cas de besoin : avec tout juste 5 euros par habitant, la France est avant-dernière de la classe européenne, alors qu'elle est championne d'Europe de l'aide avec près de 825 000 missions par an. Il est donc question à cet égard d'un «effort budgétaire significatif qui ne saurait être inférieur à 100 millions d'euros», sur un budget actuel de 500 millions pour l'aide juridictionnelle. Soit une revalorisation qui passerait de 32 à 40 euros l'unité de valeur (demi-heure de temps de travail). Le milieu de l'avocature rechigne parfois à parler gros sous : ainsi, «de nombreux avocats ne souhaitent pas communiquer le montant des honoraires qu'ils facturent» à leurs clients.

Pour le reste, le rapport de Dominique Perben renvoie la profession à ce qu'il estime être ses propres insuffisances : elle n'aurait «pas su répondre aux nouveaux besoins de droits», dont auraient au contraire profité des «braconniers», ou «prestataires alternatifs qui ont imaginé de nouveaux services», parfois de «manière sauvage.» Car en cas de pépin judiciaire, seul un tiers des justiciables français peuvent s'offrir les services d'un défenseur. Les clients sont alors rois, faisant leur marché judiciaire sur le Web, à l'œil, d'autant plus qu'ils sont «pour la plupart dans l'incapacité de juger de la qualité intrinsèque d'une prestation» d'avocat. Au bout du compte, «seuls 10 % des personnes confrontées à un problème juridique s'adressent à un avocat pour le résoudre».

«Intrusions»

En guise de pommade, Dominique Perben ferme toutefois la porte aux «avocats d'entreprise», salariés d'un grand groupe, donc dépendants de leurs employeurs : une hérésie déontologique pourtant poussée par quelques hiérarques du patronat, mais qui suscite une «très vive opposition» des robes noires, avec des «objections relatives à l'indépendance et au secret».

Au plan plus strictement professionnel, le rapport pointe la féminisation accrue du métier (56 % des effectifs) mais aussi les discriminations qui vont avec (seulement 37 % d'entre elles bénéficient du statut d'associées au sein d'un cabinet). Et les avocates seraient davantage dédiées à des «domaines du droit peu rémunérateurs», comme le social ou la famille.

Un passage du rapport intéressera personnellement Eric Dupond-Moretti, à propos du secret professionnel des avocats - après la mise au dossier pénal de ses contacts ou conversations concernant plus ou moins Nicolas Sarkozy. «A l'occasion d'affaires médiatiques relatives à des mesures coercitives entreprises par des magistrats à l'encontre de certains avocats», entame prudemment le rapport Perben, qui prône de «limiter ces intrusions et leurs excès»… mais sans oser, toutefois, examiner davantage les «tensions déjà vives entre avocats et magistrats»

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