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Dans l’enfer de

Intégrer un cabinet de conseil en stratégie : un symbole de réussite de plus en plus questionné

Autant fantasmés que convoités, les cabinets de conseil embauchent chaque année des centaines de jeunes diplômés des meilleurs masters, prêts à insérer sur leur CV, une ligne qui fera à jamais la différence. Cet objectif ne s'atteint qu'au prix d'une grande abnégation au profit de l'entreprise.

Le milieu du conseil incarne, aux yeux de beaucoup de jeunes, un passage obligé pour parachever une formation dite d'excellence.
Le milieu du conseil incarne, aux yeux de beaucoup de jeunes, un passage obligé pour parachever une formation dite d'excellence. (Unsplash)

Par Camélia Echchihab

Publié le 10 sept. 2020 à 19:22Mis à jour le 11 sept. 2020 à 15:42

« Le prestige ». C'est une des premières choses qui a poussé Sylvain* à postuler, après HEC, comme consultant dans les « Big Three », le trio de cabinets qui gouverne le monde du conseil en stratégie : le Boston Consulting Group (BCG), McKinsey & Company et Bain & Company. Quand il a eu un « oui » du BCG, il n'a pas tout de suite sauté de joie. « J'attendais d'abord une réponse de McKinsey, qui était un peu devant, dans les classements, à l'époque », se souvient-il. A ses yeux, c'était un peu comme « choisir entre le Real Madrid et le Barça ».

Le conseil en management et stratégie est toujours, depuis 14 ans, le secteur favori des étudiants en école de commerce d'après le classement Universum 2019 , mais seul un nombre restreint d'entre eux rejoignent les Big Three. D'autres iront vers des structures plus petites ou plus spécialisées : les boutiques, comme Kea Partners, Advancy ou encore Corporate Value Associates. Carnet d'adresses, réseaux de pouvoir, rémunération très élevée… ce milieu incarne, aux yeux de beaucoup de jeunes diplômés, un passage obligé pour parachever une formation dite d'excellence. Un univers au fonctionnement scolaire, où l'on progresse de façon très structurée, selon une échelle de grades soutenue par des évaluations régulières. Une sorte de deuxième prépa.

Des cerveaux facturés des millions

Entrer dans un de ces cabinets constitue déjà une réussite en soi, tant les process de recrutement ressemblent à des épreuves de concours codifiées, que les étudiants préparent en groupes. « Généralement, on passe d'abord par les petits cabinets pour se faire la main » raconte Elisa*, ex-consultante et diplômée de HEC. Sur quoi repose le prestige des « grands » ? Sébastien Stenger, chercheur en sciences de gestion, leur a consacré un livre, Au coeur des cabinets d'audit et de conseil, de la distinction à la soumission (PUF, 2017) : « Ces cabinets sont au centre du monde des affaires : ils répondent directement aux directions stratégiques des entreprises. Un jeune diplômé va pouvoir, dès sa sortie d'école, entrer dans les 3% les plus riches de la population française. »

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Mais le quotidien est parfois moins glamour. Sylvain, qui évolue depuis plusieurs années au BCG, a souvent été déçu par ses missions. « Je pensais que j'allais, par exemple, travailler sur la politique agricole d'un pays, je me suis retrouvé à faire de la transformation en système d'informations », soupire-t-il. « J'ai quand même été sur de beaux projets, avec un impact réel, sur des problématiques complexes… mais c'est très aléatoire », nuance-t-il.

Paul* travaille lui aussi au BCG. Il constate aussi que les missions stimulantes sont globalement de plus en plus rares. Les cabinets ont parfois tendance à privilégier les missions longues, pour facturer plus, et dans la durée. « Il y a un vrai enjeu à concilier la logique économique avec la promesse de développement personnel pour les cabinets. On peut se retrouver sur des projets très longs où l'on a pas l'impression de se développer ou d'avoir de l'impact. ça peut être très démotivant. »

La capacité de travail et d'analyse d'une équipe de consultants, autrement dit, sa capacité à fournir des réponses à une problématique donnée, peut être facturée des milliers d'euros par jour. « Evidemment, c'est démesuré », pense Rafael Vivier, fondateur du site spécialisé Consultor. « Mais les clients demandent de plus en plus de consultants expérimentés sur les missions. Et l'équipe peut atteindre un haut niveau de connaissance d'un secteur en un temps limité. Surtout quand, par exemple, vous êtes sur un audit d'acquisition pendant trois mois, et que vous finissez souvent à 4h du matin. »

Le vivier des « insecure overachiever »

Les journées à rallonge, Elisa* les a connues, pendant ses trois ans passés dans une boutique parisienne, au point de sacrifier sa vie privée. « Je suis passée à deux doigts de la rupture avec mon copain. On ne se voyait jamais. Je rentrais trop tard ou alors j'étais à l'étranger. » La jeune femme, recrutée à 24 ans, a toujours été « hyper consciencieuse ». « Je restais tard alors que ce n'était pas vraiment la peine. Je me donnais des deadlines extrêmes à tenir, pour pouvoir montrer à mon manager que j'avançais à chaque fois que je le voyais. A la fin de ma première mission, je m'attendais à une évaluation moyenne, mais j'ai eu droit à une pluie de compliments. Au bout de quatre mois, j'ai même été promue, alors que, normalement, il faut attendre six mois. »

Le profil d'Elisa a fait mouche : c'est une « insecure overachiever » (ou surperformeuse angoissée) selon l'expression d'un ancien directeur de McKinsey, désormais répandue dans le milieu. Une personne très perfectionniste, mais peu sûre de sa valeur, qui sera prête à tout donner sans se révolter. Héloïse*, partner dans un grand cabinet à Paris, confirme : « On part du principe que nos consultants sont entièrement dédiés au cabinet et n'ont pas de vie personnelle. Au point de valider une mission de deux mois à l'étranger le vendredi soir pour le lundi d'après. » Elisa se souvient notamment d'une remarque faite à l'une de ses collègues lors d'une évaluation : ‘Pourrait être plus réceptive le week-end'. « Ce n'est pas formellement obligatoire d'être disponible 24h/24 et 7j/7, mais si tu veux être bien vu, évoluer vite, alors tu le fais. »

Mais alors, qu'est-ce qui les fait tenir ? Pour Sébastien Stenger, cette forme d'ascétisme personnel est un mécanisme classique de consécration des élites. « Il s'agit de montrer son appartenance à un groupe sélectif auquel le commun des mortels ne pourrait pas accéder. A travers la capacité à se maîtriser soi-même, on est éligible à maîtriser les autres. » Rafael Vivier, lui, relativise. « Ce n'est pas un monde horrible où il faut résister contre vents et marées. Rien ne les oblige à y être, ils sont volontaires. Il y a même pour bon nombre une forme de fierté complice à se croiser dans des couloirs un peu vides le soir. Pour ceux-là c'est rétributif d'un point de vue psychologique ». Elisa nuance également : « Ce qui m'a faite rester, c'est l'aléatoire des missions. Parfois, j'avais des horaires normaux, je sortais vers 19h30-20h... Et puis, j'étais bien payée, en tant que manager : 80K brut annuels, avec un variable pouvant atteindre jusqu'à 25% du fixe. J'étais un bon élément, je me sentais valorisée. Je voulais me prouver des choses. »

Up or Out, un « darwinisme de la réussite »

Travailler beaucoup, cela ne dérange pas Sylvain. Il supporte moins la pression constante et les injonctions à sur-performer, formalisées par des évaluations très codifiées. C'est le principe de la politique du « up or out » : monter en grade, ou sortir du jeu. « Si tu fais juste bien ton travail, ça ne suffit pas : tu ne peux pas stagner », raconte-t-il. « Au BCG, on nous fait passer des évaluations très scolaires : le manager du projet attribue une note à ses collaborateurs. Il y a six dimensions, avec cinq sous-dimensions et 30 critères ». Et si le consultant ne satisfait pas ces exigences, il est invité à partir.

Sébastien Stenger parle même d'un « darwinisme de la réussite » : « c'est une élite qui croit fermement à la valeur travail, et à un principe de justice fondamentale : rétribuer de façon inégalitaire, en fonction du mérite. Mais il ne faut pas être naïf : leurs salariés ne sont pas représentatifs de la société. D'un point de vue sociologique, dans la façon dont ils recrutent, il y a des biais. »

Paul, lui, ne voit pas ce système comme fondamentalement négatif : « à partir du moment où tu sais dans quoi tu t'engages, c'est plutôt vertueux. La promesse du BCG, c'est « unlock the potential of those who advance the world » (déverrouiller le potentiel de ceux qui font avancer le monde). Travailler avec les meilleurs, cela implique forcément une compétition saine », pense-t-il. « Je remets par contre en question la justesse de l'évaluation. Le moindre détail peut vous coûter une promotion, et cela malgré un projet réussi. Quand on travaille 15 heures par jour sur plusieurs semaines et qu'on vous reproche un texte parfois trop verbeux sur des slides, ou que l'on manque de persévérance dans la recherche d'une information mineure… ce n'est toujours facile à digérer. »

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Chantal Michard, psychologue spécialisée dans la souffrance au travail, a pu constater les conséquences psychologiques d'un tel système auprès de ses patients. « Ce qui a l'air, au départ, d'être un idylle professionnelle, peut se révéler très dangereux. Dès qu'il y a un déséquilibre entre l'effort et la récompense, il y a du stress », explique-t-elle. De nombreux consultants épuisés sont venus la consulter : « certains ont perdu l'estime d'eux-mêmes. Ce système fait miroiter des promotions, mais l'évaluation est souvent utilisée comme un outil de punition, plutôt que de récompense. Les critères se veulent objectifs mais ne le sont pas toujours. Par exemple, j'ai déjà lu, dans une évaluation : « il faudrait qu'untel soit moins parano ». C'est une violence psychologique de qualifier quelqu'un ainsi, dans le cadre professionnel. En particulier pour des « insecure overachievers » qui ne vont pas remettre en cause ce jugement. »

Réussir son « après »

De fait, très peu de consultants obtiennent la récompense qui justifie l'effort : chez Bain, par exemple, le turnover oscillait entre 20 et 30% en 2019, selon les informations de Consultor. Le modèle RH des cabinets absorbe les nombreux départs : en 2018, McKinsey, BCG et Bain avaient annoncé près de 300 recrutements à eux seuls. Mais cette année, la pandémie a mis un coup d'arrêt à la vague d'embauches, parfois gelées jusqu'à septembre, voire janvier.

 Quant à la récompense ultime, le grade de « partner », elle ne sera accordée qu'à 14% d'entre eux, selon les estimations du site spécialisé. Pour Rafael Vivier, peu de consultants ont le projet d'arriver jusque là : le conseil en stratégie est un sas qui place très souvent, à terme, ses employés à des postes haut-placés dans les entreprises, quand ils ne montent pas leurs propres boîtes. L'enjeu est de partir au bon moment. « Lorsqu'ils jugent qu'ils ont suffisamment appris, beaucoup en ont marre et partent vers un meilleur équilibre de vie », analyse Rafael Vivier.

Et les cabinets risquent de faire face à des départs de plus en plus prématurés. McKinsey a par exemple créé, en 2016, un nouveau statut de « pre-associate », permettant notamment d'entrer directement à ce grade. Chez Bain&Company, Séverine Leca, vice-présidente Talent, constate : « ces cinq à sept dernières années, la part des départs anticipés dès deux ans d'expérience a légèrement augmenté, notamment pour des projets de startup avec des niveaux de maturité divers ».

Retenir les meilleurs

L'ancienneté moyenne chez Bain, d'environ cinq ans, est restée « assez stable » mais Mme Leca confirme : « Les jeunes consultants montrent aujourd'hui un intérêt accru pour la recherche de sens et d'équilibre dans leur travail au-delà de l'impact, d'un apprentissage et d'une évolution rapide, d'un réseau relationnel riche et d'une culture forte ». Alors comment retenir ses meilleurs éléments, si leurs priorités changent ? « Nous entretenons un dialogue permanent avec nos consultants, grâce à des enquêtes régulières sur chaque projet client et sur leur rôle en général, et également grâce à une approche très complète de mentoring », répond Séverine Leca. En parallèle, pour répondre à la demande de sens, les cabinets mettent en avant des possibilités de détachement chez des clients ou associations, de congés sabbatiques, de s'investir dans des projets pro-bono…

La nouvelle génération et son besoin de sens va-t-elle changer la donne? Elisa, par exemple, a décidé de démissionner, alors qu'elle était un bon élément, au cours d'une mission particulièrement difficile. « Le partner m'a dit que c'était dommage, m'a proposé autre chose, mais je n'étais pas heureuse. » Quant à Sylvain, il se prépare aussi à partir pour probablement s'installer dans une startup. L'étiquette BCG devrait l'aider à trouver facilement. Mais il ne cache pas une certaine déception. « Quand je regarde les partners, que j'essaye de m'identifier à eux, pour la plupart, ils ne m'inspirent pas. »

Camélia ECHCHIHAB

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