«Je suis déçue au plus haut point.» Elizabeth est australienne. Il y a un an, la jeune femme s’est portée candidate pour un master à Sciences Po, et a été acceptée. À quelques semaines du départ survient le décès de son père. Elle est obligée de reporter son entrée à l’école au mois de septembre 2020. Entre-temps, la pandémie du Covid-19 a éclaté.

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C’est tout naturellement qu’Elizabeth, inquiète, appelle son référent académique à Sciences Po. Elle sait qu’il lui sera difficile de se rendre en France, la politique d’ouverture des frontières étant très ferme en Australie. «J’ai envoyé une multitude de mails à l’administration de Sciences Po afin d’avoir des informations sur la forme que prendraient les cours à Paris. Toutes les réponses que j’ai obtenues étaient vagues et brèves.»

Elizabeth affirme qu’elle et ses camarades, eux aussi acceptés en master PSIA (Paris school of international affairs) à Sciences Po, recevaient régulièrement des mails suggérant que les cours seraient à la fois en présentiel et en ligne. Ce «double campus», argue Elizabeth, «était un stratagème pour nous inciter à payer une première partie de nos frais de scolarité». Une semaine après ce règlement, raconte la jeune femme, «l’école a annoncé que tous les cours seraient en ligne».

«Quatre de mes cinq cours principaux sont entre 22 heures et 3 heures du matin»

Le mois de juillet arrive et il apparaît «évident que la France limitait de plus en plus l’émission de visas. Le gouvernement australien annonçait l’interdiction de voyager. J’ai su qu’il serait physiquement impossible pour moi de rejoindre Paris à temps pour la rentrée». Alors, elle contacte à nouveau l’administration. «Je devais savoir de quelle manière l’école comptait m’offrir la même qualité de cours ainsi que l’expérience universitaire complète promise, alors que je me trouve à Sydney.»

Autre problème: le décalage horaire. «Quatre de mes cinq cours principaux sont entre 22 heures et 3 heures du matin», se désole Elizabeth. «J’ai demandé au Bureau des étudiants comment je suis censée tenir physiquement et psychologiquement, créer un lien social, trouver un stage ou emploi d’étudiant, dormir, travailler avec mes camarades alors que nos emplois du temps sont à l’opposé.» Une fois encore, les réponses qu’elle obtient ne l’aident pas à y voir plus clair.

En attendant, regrette-t-elle, «je n’ai pas accès aux infrastructures pour lesquelles j’ai payé, je ne pourrai pas m’entraîner à parler avec des Parisiens et ne pourrai ni vivre ni étudier à Paris alors que je travaille depuis des années pour cela.» Elizabeth, découragée, a demandé à de multiples reprises un nouveau report. Sans succès. «Je n’ai pas postulé et accepté un master qui m’imposerait des cours en ligne, en plein milieu de la nuit.»

Un endettement de 14.700 euros

Geoffroy*, en master lui aussi et originaire d’Afrique de l’Ouest, s’est endetté pour payer les 14.700 euros de scolarité. «Mes parents ont travaillé dur pour me permettre de faire un bon cursus et avoir le dossier idéal pour Sciences Po. Ils ont beaucoup investi dans mes études», se désole-t-il. Suivre les cours en ligne depuis sa colocation en région parisienne est «loin d’être idéal», alors qu’il a choisi cette école «pour l’aspect humain et la vie extrascolaire». «On me propose un campus numérique et le présentiel n’est possible que pour de rares activités. Je cherche activement une bibliothèque à laquelle me rendre pour travailler correctement», raconte-t-il.

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De l’autre côté de l’Atlantique, en Caroline du Nord, se trouve Lauren, étudiante américaine à Sciences Po depuis son M1. Elle devait entrer en deuxième année de master mais a décidé de faire une année de césure. «J’ai déjà suivi le campus numérique en mars dernier pendant trois mois. Je n’ai pas du tout aimé. Je préfère être dans une salle, avec les autres étudiants et au contact des professeurs.» Le décalage de six heures l’a empêchée d’assister à certains cours. Grâce à une bourse, Lauren ne devait payer que 4500 euros pour l’année. En choisissant de faire une année de césure, ce chiffre tombe à environ 1100 euros. «J’avais l’intuition que les choses allaient se compliquer avec l’épidémie. Je n’ai pas voulu d’une situation instable. Je crois que les frais de scolarité doivent être baissés puisque nous n’avons pas accès à tout. Normalement, on paie pour avoir accès aux locaux, à la bibliothèque, aux professeurs et pour se faire un groupe d’amis.»

Les troisième année, désemparés

Thomas*, étudiant de nationalité brésilienne, est en troisième année. Il devait, comme tous ses camarades de promo, se rendre à l’étranger dans une université partenaire de Sciences Po. Pour lui, cela aurait dû être celle de Singapour. Tout a été annulé. Il étudiera à Paris et les cours seront en ligne. Là encore, la déception est grande. «L’école nous avait dit que ce serait un campus hybride avec quelques cours en présentiel et d’autres à distance. Mais ce discours a changé en avril et tout au long de l’été. On nous a d’abord dit que ce serait du 70% en ligne et du 30% en présentiel; puis, du 90% et du 10%...»

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L’école lui a envoyé un questionnaire afin de savoir s’il comptait rester sur le campus de Menton, où il étudie depuis deux ans, ou se rendre à Sciences Po Reims ou Paris. Il choisit la capitale. «Mais en fait, ça ne change rien puisque tout se fera sur ordinateur, je ne comprends pas l’ ‘‘hybridité’’ dont ils parlaient», commente-t-il. Il espérait profiter des locaux. Raté. «La bibliothèque de Paris est remplie, c’est impossible de s’y rendre. Il y a eu plusieurs tentatives de la part des syndicats étudiants pour trouver un prix moins élevé pour ceux qui n’ont pas des cours en présentiel mais rien n’a changé. L’école me dit que c’est quand même normal de payer le service puisque l’accès ne nous est pas formellement interdit», explique-t-il. «Je crois que Sciences Po pourrait faire un effort pour établir le même système hybride que plusieurs universités en France pour nous, les troisièmes années».

Étant donné que les troisième année n’ont pas de cursus formel à Sciences Po, il a fallu, cette année, en créer un pour tous les élèves qui n’avaient pu partir à l’étranger. «On m’a proposé de choisir même des cours de deuxième année ou de première année de master. Je ne considère pas que mon année en ligne vaut les 10.500 euros que je paie... Sans compter qu’il y a des jours où je devrai passer six heures devant l’ordinateur.»

* Ces prénoms ont été modifiés.