« On peut rêver qu'il y ait, à terme, en France une grande école du droit »
INTERVIEW. Selon Me Kami Haeri, la nomination d'une avocate à la tête de l'École nationale de la magistrature (ENM) est « pleine de promesses. »
Propos recueillis par Laurence NeuerTemps de lecture : 5 min
C'est une première, l'école de formation des magistrats français (ENM) aura prochainement à sa tête une personnalité non issue de la magistrature, en l'occurrence une avocate. Mettant fin au suspense qui pesait depuis quelques jours sur cette nomination, Éric Dupond-Moretti a tranché, ce lundi, en faveur de la vice-bâtonnière de Paris Nathalie Roret. Dans son discours à la chancellerie, le ministre a justifié ce choix par son souhait de « rompre avec des traditions surannées, avec la tentation du vase clos et de l'entre-soi », et de « renforcer l'apprentissage chez les futurs magistrats d'une vraie culture du contradictoire ».
En nommant un membre du barreau (et non un professeur de droit ou un juriste d'entreprise, par exemple) à la tête de l'ENM, dont il souhaitait en son temps la suppression, le ministre de la Justice entend-il faire entrer le loup dans la bergerie ? La guerre aux magistrats est-elle définitivement déclarée ? Ce choix ne traduit en aucun cas une défiance envers les magistrats ou une volonté de mainmise sur leur formation, mais une volonté d'échange, de dialogue et d'ouverture pour une justice plus apaisée, estime l'avocat Kami Haeri, associé du cabinet Quinn Emanuel, auteur du rapport sur l'avenir de la profession d'avocat. Interview.
Le Point : Quel est, d'après vous, le message envoyé par Éric Dupond-Moretti en nommant une avocate à la tête de l'école de formation des magistrats ? Interrogée dans Le Point, Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats SNM-FO, y voit une « provocation »…
Kami Haeri : En quoi cette nomination serait-elle une provocation ? Les écoles d'avocats ne sont pas toutes dirigées par des avocats, et l'on a déjà vu un magistrat à la tête de l'une d'entre elles : personne n'a alors parlé de provocation, mais plutôt d'enrichissement.
Je pense personnellement que, derrière ce symbole audacieux, il y a une volonté de changer les choses dans un sens vertueux, tant pour les deux professions que pour l'opinion publique. Installer un juriste autre qu'un magistrat à la tête de l'école, c'est accepter l'idée d'une altérité, l'idée que des parcours différents peuvent apporter une vision nouvelle.
Ceux qui y voient une atteinte à l'identité ou à la culture des magistrats se trompent, car c'est précisément le contraire : cela va fluidifier les échanges de carrières et faire converger les cultures du droit, de notre rapport à la justice. C'est précisément pour cela que, dans beaucoup de systèmes juridiques et en particulier les systèmes anglo-saxons, avocats et magistrats reçoivent la même formation. Donc, l'idée n'est pas d'insuffler aux élèves magistrats une formation d'avocat, mais d'accélérer un phénomène que j'appelle de mes vœux depuis longtemps : la convergence des filières juridiques en matière de formation.
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L'objectif est-il de favoriser la mobilité entre les professions ?
Dans le parcours des magistrats ou des avocats, il y a malheureusement un aspect linéaire : on reste quasi exclusivement dans sa profession. Or, le dynamisme du travail juridique et judiciaire passe par la mobilité. Il n'est pas absurde (et cela se pratique déjà, mais très peu) qu'un magistrat devienne avocat, et inversement. L'arrivée d'une avocate va peut-être susciter plus de vocations et d'échanges entre les deux professions.
Cette volonté de mobilité entre les deux corps est certainement le symbole le plus fort que l'on peut lire derrière la nomination d'une avocate.
Le choix de Nathalie Roret ne traduit en aucun cas une défiance envers les magistrats ou une volonté de mainmise sur leur formation. Cela va au contraire inciter à construire des plateformes d'échanges, de formation, qui permettront également aux magistrats de mieux appréhender certains aspects de la vie de nos clients, la dimension économique de notre activité ou des problématiques liées à la loyauté de l'enquête.
Par exemple ?
Je pense notamment à l'« article 700 » qui, dans le cadre d'un procès, correspond au montant des honoraires d'avocat réclamés par la partie gagnante à la partie perdante. En général, la somme fixée par la juridiction est très faible. Est-il normal que la personne qui a gagné son procès ne soit pas remboursée intégralement de ses frais d'avocat ? En associant les avocats à la formation des juges, ces derniers seront peut-être plus enclins à prendre en compte l'impact économique réel du procès.
Il sera aussi très intéressant de réfléchir ensemble à cette singulière enquête préliminaire, longue, discrétionnaire, non contradictoire. Cela pourrait rééquilibrer la procédure pénale et permettre un meilleur respect du secret professionnel. Cela permettra aussi d'avoir de meilleures relations entre avocats et magistrats. La pratique montre que plus on construit les solutions ensemble, plus on se respecte mutuellement, et mieux se porte l'appareil judiciaire.
À cette nuance près que les avocats exercent leur métier en mode libéral tandis que les magistrats ont, « dans leur ADN, la culture de la fonction publique », relève Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats SNM-FO…
C'est effectivement un exercice différent, mais je ne vois là aucune difficulté technique. En quoi cela rend-il incompatible la nomination d'un avocat à la tête de l'ENM ? Nous avons tous, avocats et magistrats, dans notre ADN, le souci de servir, d'être utiles aux justiciables, à la société, aux libertés et au droit. C'est tout ce qui nous réunit, et c'est très bien. C'est autour de ces thèmes que nous devrions construire notre dialogue.
Cette nomination est-elle, d'après vous, la première étape d'une grande réforme de l'accès aux professions du droit et donc de l'ENM ?
On peut rêver qu'il y ait, à terme, en France une grande école du droit qui réunisse tous les membres de la filière juridique. Certains deviendraient avocats, d'autres magistrats, d'autres juristes d'entreprise… avec un même apprentissage initial, puis naturellement des majeures différentes, et des principes déontologiques et éthiques harmonisés, partagés…
Je pense que Nathalie Roret, qui est une femme compétente, respectueuse, pondérée, et qui ne s'inscrit aucunement dans la provocation, fera rayonner sa sensibilité d'avocat auprès des magistrats avec talent. Il ne s'agit pas de transformer les magistrats en avocats, mais de renforcer le lien entre les membres de la famille judiciaire, de valoriser le droit comme outil de lien social et de confiance. C'est vers cette forme de bonheur civique que mènera, je l'espère, cette nomination pleine de promesses.