Une filière s'organise
Sur le pied de guerre, une filière française s'organise tant bien que mal. D'abord sous l'impulsion de l'industrie textile qui reconvertit ses usines pour fabriquer des masques en tissu. De la Bonneterie d'Armor au Slip Français, Chantelle, Le Coq sportif, Damart ou Petit Bateau, 1.400 entreprises ont poussé leurs cadences. Jusqu'à produire 5 millions de masques par jour à la mi-mai. En parallèle, l'Etat se bat pour ressusciter une industrie tricolore du masque sanitaire (chirurgical et FFP2) moribonde après l'extinction du filon des "masques Bachelot". Près de 9 millions d'euros sont débloqués pour sécuriser les matières premières. Outre les quatre fabricants historiques (Kolmi-Hopen, Paul Boyé Technologies, Macopharma et Valmy), de nouveaux acteurs sont appelés en renfort, à coups de subventions pour acheter des machines. Parmi eux, le groupe PSA, le fabricant de couches BB Distribe, la start-up de technologies médicales BioSerenity ou l'équipementier automobile Savoy International. La filière made in France compte aujourd'hui, selon Bercy, une quinzaine de fabricants qui devraient produire 100 millions de masques sanitaires en rythme hebdomadaire en décembre, dix fois plus qu'en avril…
Après ces semaines de disette, de panique et de mobilisation, le bilan de l'effort de guerre voulu par Emmanuel Macron est mitigé. D'abord, il a coûté très cher. Comme l'Etat, les collectivités, les entreprises et la grande distribution se sont tournés dans l'urgence vers la Chine pour s'approvisionner. Résultat, la France a importé pour 4,9 milliards d'euros de masques de janvier à août 2020. Sur le seul deuxième trimestre, ces achats - à 88 % en provenance de Chine - ont atteint 3,7 milliards, en hausse de 3.463% sur un an. Du jamais vu ! "Ces masques partaient de Chine par avion, alors que le trafic aérien était très réduit, ce qui a fait exploser les coûts de transport en mars et avril", explique Jean Alem du Repaire, PDG de l'importateur Medical Overseas Pharma. Par ricochet, le prix du masque chirurgical a flambé, passant de moins de dix centimes hors taxes l'unité à près de 0,50 euro en moyenne.
15 millions d'invendus
Cette invasion de masques produits en Chine, où le nombre d'usines est passé de 6.000 à 75.000 au premier semestre, fragilise d'autant plus la filière française que le gâteau à partager s'avère plus petit qu'escompté. Pour les fabricants de masques textiles, le compte n'y est pas. La demande n'est pas intarissable, les Français n'en changent pas autant de fois que prévu et sont déjà bien équipés. Ils raffolent surtout des masques sanitaires, plus pratiques. "L'argument écologique ne fait plus recette, regrette Yves Dubief, président de l'Union des industries textiles. Nous subissons la concurrence des masques en papier jetables. La poursuite du télétravail limite aussi la consommation." Résultat : 15 millions de masques en tissu restaient invendus fin septembre.
S'ils sont plus populaires, les masques chirurgicaux ne s'écoulent pas mieux, notamment dans la grande distribution qui, de Carrefour à Intermarché en passant par Leclerc, en avait commandé des centaines de millions, suscitant la colère des pharmaciens. En avril, selon une note révélée par le Journal du dimanche, le ministère de l'Economie estimait les besoins en France à 600 millions de masques par semaine. Selon nos estimations, les hypermarchés - lieux où les Français en achètent le plus - n'en vendraient que 30 à 35 millions par semaine. "Certains fournisseurs se retrouvent avec des stocks impressionnants sur les bras, pouvant aller jusqu'à 4 millions d'unités", selon Jean Alem du Repaire, qui lui-même a cessé d'en importer depuis juin. La tentation est grande de vouloir se débarrasser de ces stocks chinois achetés au prix fort en pleine spéculation mondiale : "On commence à en voir qui cassent les prix pour déstocker", pointe Antoine Chonion, dirigeant du distributeur Robé Médical.
L'effondrement des prix fait les affaires des consommateurs. Selon l'UFC-Que choisir, le budget moyen mensuel consacré aux masques pour un foyer de quatre personnes est passé de 136 à 90 euros depuis avril. Pour la filière tricolore, en revanche, c'est une moins bonne nouvelle. La grande braderie des masques chinois lui fait perdre le peu d'avantage compétitif qu'elle avait jusque-là. "Notre marge de manœuvre est très réduite face à ce dumping, les Chinois n'ont pas les mêmes charges que nous", s'étrangle Arthur Allamand, business developer de Savoy.
"Mauvaise qualité"
D'autant que la filière tricolore manque encore de crédibilité. "Certains nouveaux acteurs qui se sont lancés par opportunisme fabriquent des masques de mauvaise qualité", grince un fabricant chevronné. Difficile, dans ces conditions, de convaincre les acheteurs de payer plus pour du made in France. Concurrencer l'usine du monde sur son propre terrain est de toute façon un pari hasardeux. Comme le rappelle Antoine Chonion : "Les Chinois ont tout, les matières premières, la technicité, les machines performantes et les faibles coûts de main-d'œuvre."
Les vannes des importations chinoises ne sont pas fermées, malgré un reflux depuis juillet. "Début octobre, le dispositif d'urgence qui permettait à l'Etat d'approvisionner lui-même les établissements de santé a cessé, signant le retour aux appels d'offres classiques", confirme la direction générale de la santé. "On ne pourra pas imposer aux hôpitaux et aux Ehpad d'acheter français, les règles internationales et européennes l'interdisent", déplore Gérald Heuliez, directeur général de Kolmi-Hopen. Sauf si, comme le demande la filière, les appels d'offres prenaient en compte le coût écologique de l'importation chinoise, rendant ses chances à la production locale.
Contrats de maintenance
Et après le Covid ? Que se passera-t-il quand, un jour, la crise sanitaire ne sera plus qu'un mauvais souvenir ? Le gouvernement s'active déjà pour ne pas reproduire le fiasco de la grippe aviaire. "L'enjeu est de moduler cette capacité de production afin de réactiver les machines si besoin", dit-on dans l'entourage de la ministre déléguée à l'Industrie Agnès Pannier-Runacher. Bercy planche sur l'idée d'un contrat de maintenance à long terme avec les entreprises, qui prévoirait une aide de l'Etat pour conserver et entretenir les machines immobilisées. Déterminés à ne pas avoir investi pour rien, certains fabricants, comme Kolmi-Hopen, misent sur "des innovations de rupture". Après avoir investi 10 millions d'euros dans les masques, Savoy prépare de nouvelles gammes ou encore des équipements annexes comme des distributeurs pour les lieux publics. Idée de thèse en sciences économiques : "Le concept de destruction créatrice de valeur et le Covid".
Le masque est bon pour le PIB
Beaucoup de choses ont changé. Le PIB mondial, par exemple, devrait perdre plus de 5 % cette année. Et plus de 10 % dans certains pays comme l'Inde. On notera aussi que de plus en plus d'habitants de la planète portent des masques. On peut bien sûr se dire que, le jour où ils ne seront plus obligés de le faire, l'économie sera repartie. On peut aussi imaginer que la généralisation de cette protection, en ce qu'elle permet d'éviter des mesures plus strictes, est en elle-même un facteur de reprise. Le masque permet de prendre les transports, faire ses courses ou travailler presque normalement. Les économistes, qui traduisent tout en point de PIB, ont planché sur le sujet. Selon les calculs des experts de Goldman Sachs, une augmentation de 15 % de la population masquée aux Etats-Unis réduirait le nombre de cas de Covid-19 de 1 %. Cela permettrait aussi d'écarter des mesures de confinement et de fermetures qui pèsent pour environ 5 % du PIB. Selon nos calculs, un Américain portant un masque pendant une journée aide donc à prévenir une baisse de son PIB de 56,14 dollars. Pas mal pour quelque chose qui ne vaut que quelques cents. Il est donc rentable économiquement de pousser les gens démasqués à changer d'attitude. Dans de nombreux pays, comme au Royaume-Uni, on sanctionne ceux qui n'en portent pas. En Turquie ou en Italie, on en distribue gratuitement et massivement aux citoyens. En raison des avantages économiques induits, il faudrait peut-être aller plus loin : payer les gens pour qu'ils en portent. © The Economist - London 2020.