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Réforme du concours de Sciences Po : "On supprime l'anonymat, facteur d'équité"
Les dirigeants voudraient des promotions socialement plus ouvertes. Image issue d'une conférence de Justin Trudeau en 2018.
AFP

Réforme du concours de Sciences Po : "On supprime l'anonymat, facteur d'équité"

Bêtes à concours

Propos recueillis par

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Sciences Po a annoncé ce lundi 12 octobre une réforme de son concours d'entrée post-bac. Le sociologue Pierre Merle explique en quoi les choix retenus vont rendre ces épreuves encore plus inégalitaires, loin de l'objectif d'ouverture sociale affiché.

Le patron de Sciences Po l'a annoncé ce lundi 12 octobre dans Le Parisien : le concours d'entrée post-bac dans sa prestigieuse école va être réformé en profondeur. "Nous espérons que la simplification de notre procédure d'admission du concours va conduire des élèves qui ne l'osaient pas à se présenter", indique Frédéric Mion, qui insiste sur l'"ambition d'ouverture sociale très affirmée" du projet. Exit les épreuves écrites disciplinaires (histoire, sciences économiques et sociales, langue), place à un mix entre les résultats au lycée et des épreuves davantage centrées sur la personnalité du postulant.

Concernant la partie sur dossier, on dénombre, outre les notes au bac, ce que le haut fonctionnaire appelle "la performance académique depuis la seconde". Celle-ci sera composée des notes de contrôle continu, pondérées par l'origine sociale de l'élève, sa progression ou encore… sa place au sein de son lycée. S'agissant des épreuves écrites d'admissibilité, les étudiants seront invités à plancher sur un dossier de motivation et devront également répondre à "une question personnelle, divulguée au moment de la candidature". Kezaco ? Frédéric Mion donne un exemple à nos confrères : "Une question comme : 'Parlez-nous d'une personne réelle ou imaginaire qui vous inspire'". Un oral en visioconférence complétera le dispositif. Nous avons demandé à Pierre Merle, professeur de sociologie à l'université de Brest et auteur de La démocratisation de l'enseignement (La Découverte) ainsi que des Pratiques d'évaluation scolaire (Puf), ce qu'il en pensait. L'enseignant n'est pas convaincu.

Marianne : Sciences Po présentait ce lundi ses nouvelles épreuves d'admission, avec l'objectif de plus d'ouverture sociale. Les choix effectués vous paraissent-ils répondre au but affiché ?

Pierre Merle : Je comprends l'objectif, puisque la part des enfants d'ouvriers dans les IEP n'est que de 5%. Mais je ne vois pas pourquoi ces quatre nouvelles épreuves permettraient davantage de mixité sociale. L’IEP de Paris va prendre en compte les notes à partir de la seconde. En quoi s'agit-il d'un progrès ? Et toutes les études montrent que dans l'enseignement secondaire, ce sont les enfants de catégories aisées qui ont les meilleures notes. Pourquoi préférer des notes de seconde et première à des épreuves écrites de concours serait plus pertinent pour assurer l’égalité des chances ?

Sciences Po explique que ces notes seront pondérées par la progression, l'origine sociale, le rang…

Entre deux classes d'un même lycée, les professeurs ont des pratiques de notation différences. Entre deux classes de deux établissements, les différences de notation sont encore plus grandes. Alors comment pondérer les notes des élèves de façon équitable ? C'est impossible. Le procédé qui sera employé relèvera de la tambouille statistique.

Autre implication de la réforme : la compétition va s'engager dès la classe de seconde.

Oui, et ce n'est pas une bonne nouvelle, ni pour l'équité, ni pour l'acquisition de savoirs. Les études ont montré que lorsque des individus sont sous pression, leur apprentissage en est affecté. La peur de l'échec devient un obstacle à l'apprentissage serein. La logique de l'enseignement en France, avant la réforme Blanquer, a longtemps été de former les lycéens d'abord, et de les évaluer ensuite, à la fin de la terminale. C'est beaucoup plus équitable. Cette méthode permet de travailler plus sereinement pour les élèves et pour les professeurs.

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Que penser de ces deux nouvelles épreuves écrites, qui remplacent les épreuves classiques ?

La lettre de motivation est une pratique inégalitaire. C'est un exercice de style très codé et on sait très bien que les parents, souvent, aident leurs enfants. Cette aide est tout à fait légitime. Seulement, les élèves des catégories populaires seront moins bien conseillés, voire pas du tout, et seront désavantagés. De la même façon, le dossier sur les activités extra-scolaires avantagera les enfants de catégories aisées. Dans une banlieue reculée, il y a moins d'activités extra-scolaires. L’importance des activités extrascolaires dépend aussi des moyens financiers des parents.

Et l'épreuve dite personnelle ?

Cette épreuve est définie de façon confuse. L'épreuve libre existe déjà au bac de français, et généralement les notes sont très basses, car ce type d'épreuves nécessite beaucoup de compétences d'écriture. Par ailleurs, j'ai du mal à comprendre le choix de privilégier ce type d'épreuves à des épreuves qui paraissent plus proches de ce qu'on attend d'un étudiant de Sciences Po. Je trouve beaucoup plus intéressant de tester les connaissances des étudiants sur la laïcité ou sur la crise des gilets jaunes, et sur leur capacité à proposer une analyse claire et nuancée, que de les inciter à se livrer à une auto-réflexion. De nouveau, pour préparer cet écrit, certains élèves vont pouvoir compter sur l’aide de leurs parents, d’autres non.

"Les épreuves anonymes évitent les biais d'évaluation"

On a beaucoup entendu que les épreuves d'admission aux concours étaient socialement discriminantes.

C'est vrai qu'elles le sont, mais elles le sont moins que les épreuves dites personnelles car il y a un programme clair, que chacun peut préparer. Surtout, le concours suppose l'anonymat. Et l'anonymat est un facteur d'équité. Les épreuves anonymes évitent les biais d'évaluation. Dans les nouvelles épreuves de Sciences Po, l’anonymat est supprimé et l’évaluation des épreuves repose encore plus sur la subjectivité des correcteurs. Un oral d'admission est certes nécessaire. Mais pourquoi le limiter à la présentation de la motivation du candidat qui relève d'une mise en scène de soi ? Dans tous les cas, l'oral favorise les élèves qui manifestent une bonne maîtrise de la langue, avec un lexique riche et une syntaxe correcte.

Pourquoi ne pas imaginer que Sciences Po cherche justement à instaurer une discrimination positive ?

La discrimination positive a été mise en œuvre de façon réussie par la réforme Descoings avec la création des conventions d'éducation prioritaire puisque cette réforme supposait une aide à la formation des élèves dès le lycée. L'idée était de les amener à un certain niveau de compétences académiques. Dans la réforme proposée, doubler le nombre de lycées en Convention d’Education Prioritaire (CEV) est une très bonne idée, comme le projet d’augmenter la proportion de boursiers.

Par contre, le dossier de candidature des candidats pose plus de problèmes d’équité et d’évaluation que l’avantage qui consiste à éviter à des lycéens un déplacement à Paris pour passer des épreuves écrites. Cette réforme de Sciences Po est une fausse réponse à un vrai problème, celui des inégalités de compétences scolaires qui débutent dès le primaire. La vraie sélection débute avec la ségrégation scolaire et la concentration des élèves en difficulté dans les mêmes classes.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne