En février, tout était encore « comme d’habitude », se souvient Sybille Darricarrère Lunel, directrice des achats pour la femme, la lingerie et l’enfant aux Galeries Lafayette. « Comme d’habitude », elle avait suivi les défilés physiques de la Fashion Week avec ses équipes pour décider quelles pièces seraient vendues dans les rayons. « Comme d’habitude », elle avait passé directement commande pour les six mois de l’automne-hiver 2020 : la saison complète. Une pandémie plus tard, en septembre, c’est essentiellement en ligne qu’elle a découvert les collections de l’été 2021 – « il a été très difficile d’avoir des émotions et de ressentir une énergie à partir de vidéos, hormis Balenciaga » – et son calendrier d’achats est chamboulé. « Désormais, dit-elle, on pilote à vue. On n’achète plus la marchandise pour six mois en attendant de l’écouler, mais d’un mois sur l’autre, avec des options annulation, report, passage d’une saison à l’autre. » A son image, tout un pan de l’industrie de la mode se retrouve heurté par la crise, obligeant ceux que le grand public ne voit jamais – acheteurs, consultants, conseillers en marketing, stylistes dans des bureaux de tendance – à travailler différemment, à s’adapter, à naviguer aussi prudemment que possible à un moment où la mode vit en sous-régime.
Plus question de voyager, par exemple. « La différence majeure quand on découvre une collection à distance est qu’on perd la vue directe et le toucher », témoigne Brigitte Chartrand, vice-présidente des achats de prêt-à-porter féminin pour le e-shop Ssense, qui, depuis Montréal, plébiscite, entre autres, cette saison le minimalisme luxueux de Jil Sander ou les silhouettes acidulées de Miu Miu. « On en est réduit à essayer d’imaginer comment le produit peut rendre, à partir des informations sur la composition et la matière que le vendeur nous fournit. »
Reconquérir une clientèle locale
Cloués au sol, ceux qui font de la prospective et cherchent à déceler de futures tendances doivent capter autrement des signaux sur l’attitude des consommateurs. « Notre œil s’est recadré géographiquement et culturellement », constate Vincent Grégoire, « tendanceur » qui reçoit dans un salon de l’hôtel Cromot du Bourg, bel hôtel particulier XVIIIe qu’occupe depuis deux ans son employeur, le cabinet NellyRodi. Il avait l’habitude d’aller « six ou sept fois par an en Corée du Sud » pour humer l’époque et transformer ses observations en des recommandations aux marques de mode. « Demain, j’ai un déplacement… à Lille », sourit-il. Comme lui, ceux qui font vivre le secteur ont troqué les visites de collections en showrooms par des présentations aplaties par la vidéo, les chaleureux cafés par des réunions Zoom à l’ordre du jour prédéfini.
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