Des étudiants dans un amphithéâtre (illustration)

Pour les fonds d'investissement, les écoles supérieures sont à ranger dans la même catégorie que les Ehpad, les autoroutes, les parkings : ce sont des "actifs" peu sensibles au yo-yo de la conjoncture.

dpa Picture-Alliance via AFP

Un océan les sépare. Sur le papier, les retraités canadiens ont peu de chances de croiser un jour le chemin des apprentis acteurs du Cours Florent ou celui des jeunes geeks de la Web School Factory à Paris. Pourtant, un fil invisible les unit. Depuis le début de l'été, les tempes grises nord-américaines financent indirectement le développement de ces deux écoles parisiennes.

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En juillet, le CPPIB (Canadian Pension Plan Investment Board), l'un des plus grands fonds de pension du pays, a acheté aux côtés du fonds britannique Montagu le groupe Galileo Global Education, l'un des leaders de l'enseignement supérieur privé en France. Un géant composé de 45 écoles, dont le Cours Florent, mais aussi une kyrielle d'écoles de management, 80 campus disséminés sur tout le continent européen et près de 120 000 étudiants. Le montant de l'opération est resté secret mais il se chiffrerait à près de 2,3 milliards d'euros, d'après les observateurs du secteur.

Quelques mois plus tôt, Cinven, un autre grand fonds d'investissement britannique, déboursait plus de 800 millions d'euros pour mettre la main sur l'INSEEC, un mastodonte de l'éducation. Le groupe Media School fondé par Franck Papazian et propriétaire d'une quarantaine d'établissements en France et à l'étranger était, lui, cédé à deux "family offices", Golda Darty Partners, le fonds de la famille Darty, et Florac, celui de la galaxie Louis-Dreyfus.

L'EM Lyon, une prise de guerre très symbolique

Des investissements tous azimuts qui témoignent d'une financiarisation croissante du marché de l'enseignement supérieur privé. Certes, ce mouvement n'est pas nouveau mais il s'est nettement accéléré ces derniers mois. Et la crise pourrait lui donner un nouveau coup de fouet. "Depuis le début de l'année, j'ai été approché plusieurs fois par des investisseurs financiers désireux d'entrer au capital de l'école ou plus simplement de me sonder sur la qualité d'un établissement qu'ils convoitaient", confie Frank Bournois, le président de l'ESCP Europe, l'une des plus prestigieuses écoles de management françaises.

Il faut dire que le big bang opéré par l'EM Lyon en septembre 2019 a ouvert la brèche. A l'époque, pour pallier la chute des financements de son actionnaire principal - la chambre de commerce et d'industrie de Lyon -, l'école bazardait son statut d'association pour celui de société anonyme, faisant entrer au passage à son capital BPI France, plus habituée à investir dans des start-up de la Tech, et surtout Qualium, un fonds d'investissement propriétaire entre autres de la Foir'Fouille ou d'Invicta, le spécialiste du chauffage au bois. Presque une révolution de palais dans le monde très policé des grandes business schools tricolores.

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Pour ces financiers aux poches profondes, toujours en quête de niches confortables et rentables, l'éducation supérieure est une cible de choix. Et pas simplement pour diversifier leurs investissements ou montrer à leurs clients un visage plus "social". Pour beaucoup, les écoles sont à ranger dans la même catégorie que les Ehpad, les autoroutes, les parkings ou les infrastructures aéroportuaires : des "actifs" peu sensibles au yo-yo de la conjoncture et donc aux rendements très prévisibles.

Un business peu sensible aux soubresauts de la conjoncture

"On le voit encore aujourd'hui. La demande d'éducation ne chute pas pendant les crises", observe Guillaume Jabalot, l'un des membres du comité d'investissement de Montagu, à la manoeuvre pour racheter Galileo Global Education. "De fait, quand vous avez fait le plein d'élèves une année, vous avez une idée à peu près solide de vos rentrées financières sur les trois voire cinq années qui suivent selon la durée de la formation. Il y a peu de secteurs qui donnent une telle visibilité", complète Jean-Michel Huet, spécialiste du marché de l'éducation chez BearingPoint.

S'ajoute, dans le cas des écoles de management, un facteur prix indéniable : en vingt ans, les frais d'inscription pour une année d'études ont été multipliés par trois, voire quatre dans certains cas. Or les business schools françaises sont toujours nettement moins onéreuses que leurs concurrentes anglo-saxonnes et les familles souvent prêtes à tout pour offrir le meilleur à leurs enfants. Dernier facteur plébiscité par les investisseurs : la réglementation et l'encadrement du secteur par l'Etat. Un atout maître qui évite malgré tout d'acheter des actifs totalement pourris...

Des écoles en quête d'argent frais

Pour les directeurs d'école, l'intérêt soudain de ces investisseurs fortunés tombe à pic. "Cette financiarisation est inévitable et souhaitable car elle va permettre de répondre à un besoin considérable d'investissements dans l'enseignement supérieur", justifie Dai Shen, le PDG de Brest Business School. La CCI de Bretagne, propriétaire de cette école, a accueilli à bras ouverts Weidong Cloud Education Group, un mastodonte chinois, et lui a laissé les clés du camion. Dans ce secteur hyperconcurrentiel et qui n'est plus seulement franco-français, les dépenses nécessaires pour tenir son rang sont énormes : digitalisation, modernisation des locaux, création de campus à l'étranger...

Une course aux mètres carrés - au gigantisme diront les mauvaises langues - qui coûte une fortune. Skema vient ainsi de claquer 120 millions d'euros pour acheter les anciens locaux de Dassault à Suresnes et s'offrir un campus parisien. Neoma, née de la fusion entre les écoles de commerce de Rouen et de Reims, a, elle, investi 60 millions d'euros dans des bureaux flambant neufs à Paris, proches de la place d'Italie. Impossible de financer ces dépenses en comptant seulement sur les frais d'inscription des élèves ou la générosité des anciens.

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Isabelle Huault, qui, après avoir présidé l'Université Paris-Dauphine, vient tout juste de prendre la direction générale de l'EM Lyon, ne s'en cache pas : "Nous avons de grandes ambitions en matière d'internationalisation et cela coûte très cher." Main dans la main, Qualium et BPI France ont déjà investi 40 millions dans l'école et ont prévu de signer un nouveau chèque de 60 millions d'euros sur les quatre prochaines années.

Car pour les business schools, et notamment celles qui veulent apparaître bien placées dans les classements internationaux comme celui du Financial Times, décrocher les fameuses accréditations (EQUIS, AMBA, AACSB...) impliquent des dépenses de plus en plus coûteuses en matière de recherche. Tout dépend en effet de la quantité de publications dans des revues scientifiques signées par des chercheurs maison. "C'est pour cela que nous venons de recruter à la rentrée 10 nouveaux enseignants-chercheurs. Un rythme que nous allons maintenir dans les années qui viennent", promet Isabelle Huault.

Des garde-fous obligatoires

Dans un secteur où l'Etat est absent, l'appui de ces financiers peut faire la différence. "Ils ont aussi un savoir-faire en matière de digitalisation, de management. Et permettent d'établir des passerelles entre l'école et les autres entreprises qu'ils détiennent en portefeuille", détaille Bruno Derieux, associé chez Linklaters. Ils apportent aussi souvent une rigueur financière. "Pendant longtemps, les écoles de commerce ont vécu dans l'ombre des CCI, comptant sur leur largesse en fin d'année pour combler les pertes", tacle Dai Shen.

Reste que le mariage de la finance et du savoir a des limites. L'EM Lyon, qui a pour objectif de doubler son chiffre d'affaires sur les cinq prochaines années, vient d'être rattrapée par la patrouille. Fin juillet, la commission du ministère de l'Enseignement supérieur chargée d'habiliter les diplômes des écoles de commerce a vertement tancé l'institution lyonnaise. Au lieu de lui renouveler pour cinq ans - la durée maximale - l'autorisation de délivrer son principal diplôme, les "scrutateurs" du ministère ont réduit cette habilitation à trois ans. Motif invoqué ? Des doutes sur le maintien sur une aussi longue période de la qualité des enseignements délivrés par l'école. En creux, trop de pression financière de la part des actionnaires et le risque de privilégier la rentabilité au détriment des élèves. "Il faut des garde-fous. Dans le statut que nous avons choisi, si des investisseurs entrent au capital, ils devront accepter de renoncer au versement de dividendes et n'auront jamais la majorité du capital", détaille Frank Bournois, le président de l'ESCP Europe. Une façon de résister aux sirènes de la finance et de l'argent facile.

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