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Critique

La méritocratie, une machine à inégalités

La méritocratie n'atteint pas ses promesses. La survalorisation des seuls mérites académiques et économiques nourrit des clivages croissants entre gagnants et perdants. Comme le montrent deux ouvrages parus récemment sous la plume d'universitaires américains : Michael Sandel professeur vedette de l'université Harvard et Daniel Markovits, professeur de droit à Yale.

Pour David Goodhart, l'inflation scolaire, c'est-à-dire la production croissante de diplômés, est une machine à créer de la déception chez ceux qui en sont exclus.
Pour David Goodhart, l'inflation scolaire, c'est-à-dire la production croissante de diplômés, est une machine à créer de la déception chez ceux qui en sont exclus. (Romain GAILLARD/REA)

Par Julien Damon (sociologue, chroniqueur aux « Echos »)

Publié le 4 déc. 2020 à 07:21

Star internationale de la philosophie politique, Michael Sandel s'attaque à la « tyrannie du mérite ». Le professeur vedette de Harvard, toujours soucieux de réveiller les vertus civiques, s'attaque au « mythe méritocratique » et à la « chimère de l'égalité des chances ». Egalité des chances et récompense du mérite campent pourtant en bonne place des idées progressistes. Or elles bénéficient à ceux qui réussissent et humilient ceux qui échouent. Trop individualistes, nous dit Sandel, ces formules mettent de côté le bien commun, ainsi que la plupart des habitants qui, sans s'estimer forcément « perdants », n'appartiennent pas au camp des « gagnants ». D'où, toujours selon Sandel, l'expansion des populismes. D'où, également, une vie civique toujours plus polarisée. L'idéal méritocratique est attractif. Mais, sous une « rhétorique de la mobilité sociale », il masque le renforcement des inégalités. La méritocratie est problématique, car elle renforce les convictions d'une caste satisfaite et le ressentiment des autres. Sandel observe que la gauche a dérivé pour soutenir surtout les classes moyennes supérieures, mettant de côté les catégories populaires et les travailleurs de l'ombre.

« Hubris méritocratique »

L'épisode de Covid et de confinement ouvre des espoirs pour ce qu'en France on appellerait un « monde d'après ». Un monde dans lequel il faut, selon Sandel, redistribuer les revenus mais aussi les honneurs. Le philosophe appelle les dirigeants à l'humilité, pour calmer leur « hubris méritocratique » qui dessert la collectivité et corrompt les solidarités. Du côté des diplômés, il faut apprendre à respecter les non-diplômés. Plus globalement, il faut se défaire de l'idée selon laquelle le succès procède forcément du mérite. Héritage, mais aussi chance et hasard sont de la partie. Sandel souhaite que soit reconnue la dignité de tout travail, d'abord par un revenu décent. Il faut permettre une vie meilleure à ceux dont les contributions sont véritablement essentielles. Son idée-force est ancienne, mais bonne à rappeler : nous sommes tous interdépendants. Et la désignation des plus méritants n'a strictement rien d'évident.

Une nouvelle aristocratie

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L'idée méritocratique puise aux sources du rêve américain. Mais c'est un piège, nous dit Daniel Markovits. « Le mérite est une honte » sont les premiers mots de son ouvrage retentissant. Professeur de droit à Yale, Markovits analyse les inégalités de façon assez originale tout en aboutissant à une conclusion connue : la concentration des revenus et des pouvoirs. Une « nouvelle aristocratie » s'appuie sur la méritocratie. Or celle-ci empêche la promotion sociale des classes moyennes qui dérivent. Elle oblige les plus diplômés à travailler démesurément et force leurs enfants à trop étudier. La compétition méritocratique use en réalité toutes les strates. C'est un fardeau qui alimente l'érosion de l'appartenance commune, comme le repère Sandel lui aussi. C'est un terreau pour des luttes frontales entre classes sociales. L'espoir de Markovits : que l'élite qui surtravaille aspire au ralentissement. Sa proposition : que le système éducatif soit moins axé sur les élites, et les élites moins fixées sur l'enseignement supérieur. Une recommandation que l'on retrouve aussi dans le dernier ouvrage de l'essayiste britannique David Goodhart, pour qui l'inflation scolaire, c'est-à-dire la production croissante de diplômés, déçoit. Et intensifie des inégalités entre tous les méritants.

Dans l'actualité éditoriale anglo-saxonne, la méritocratie en prend donc largement pour son grade. On ne peut tout de même pas conclure sans signaler que des sociologues français, Pierre Bourdieu et François Dubet notamment, ont depuis longtemps ouvert ces perspectives critiques. Sans aboutir aux mêmes propositions.

Michael Sandel, « The Tyranny of Merit. What's Become of the Common Good ? », Penguin Books, 2020, 2272 pages.

Daniel Markovits, « The Meritocracy Trap. How America's Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite », Penguin Books, 2020, 448 pages.

Julien Damon

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