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Courses de Noël : les stéréotypes genrés toujours à la fête

Malgré la signature d'une charte en 2019 par plusieurs enseignes qui s'engagent à faire la chasse aux clichés, trop de jouets continuent d'enfermer précocement filles et garçons dans des rôles.
par Eva Delacroix-Bastien et Florence Benoît-Moreau, chercheuses à Dauphine Recherche en management
publié le 1er décembre 2020 à 16h24

Tribune. Allez-vous offrir à votre petite-nièce une dînette pour qu'elle «fasse à manger comme maman» ? Vous hésitez… Peut-être un landau rose ou une maison rose pour sa poupée ? Et pour sa grande sœur, une petite LOL sexy à la garde-robe de femme-objet ou un tee-shirt portant le message «attachiante» ou «pretty pipelette» ?

Non, ces suggestions ne sont pas tout droit issues des années 50. Alors qu’on vient d’allonger substantiellement la durée du congé paternité, sur 17 landaus proposés cet automne par une très grande enseigne du jouet, 15 sont de couleur rose…

Les recherches que nous avons coordonnées (1) montrent que moins vous connaissez l’enfant à qui vous ferez un cadeau, plus grande sera la probabilité que vous vous conformiez aux stéréotypes de genre. Nous savons aussi que vous serez tout particulièrement conventionnel pour un jeune enfant (3-5 ans). Si vous envisagez éventuellement d’offrir un cadeau «bleu» à une petite fille, il y a vraiment peu de chance que vous songiez, à l’inverse, à donner un jouet considéré comme «rose» à un garçon. Et votre intrépidité sur ces sujets sera d’autant plus limitée que vous serez de milieu populaire.

Pour une offre moins genrée

Féminisme au point mort ? Non, depuis le début des années 2010, un mouvement s’est fait jour, pour une offre de jouets moins strictement genrée. Les magasins ciblant une clientèle CSP+ ont proposé de plus en plus des jouets explicitement «neutres», en tout cas sans codes couleurs enfermant. Des enseignes grand public se sont aussi engagées en faisant la chasse aux stéréotypes. A l’initiative du gouvernement, une charte a même été signée en septembre 2019 par la majorité des acteurs de la filière, les amenant à supprimer les catégories filles-garçons de leurs magasins, catalogues et sites internet, et à recourir indifféremment à des jeunes mannequins des deux sexes pour illustrer les présentations de produits.

Un an plus tard, quelques semaines avant les fêtes de Noël, de premiers résultats sont perceptibles : les jouets sont en général classés selon d’autres catégories que le genre. Mais les exemples cités montrent que le changement est loin d’être radical ! C’est que le «marketing genré» adopté par l’industrie du jouet n’est pas un pur reflet de la vie sociale. La sociologue Mona Zegaï a montré qu’entre 1970 et 1980, alors que les femmes étaient beaucoup plus nombreuses au foyer qu’aujourd’hui, écartées d’une majorité de professions, les catalogues de jouets étaient pourtant sensiblement moins genrés qu’aujourd’hui.

En 1975, 70 % des jouets n’avaient ainsi aucun marqueur : les publicités montraient des filles construisant des avions et des garçons en train de coudre. La segmentation s’est affirmée dans les années 90. La logique ? Largement économique. Si un client achète à sa fille un vélo rose siglé Barbie, le petit frère refusera avec vigueur de l’utiliser à son tour, et réclamera un vélo «pour garçon». Un vélo vendu de plus ! Freiner ainsi la transmission des jouets dans les fratries a redonné alors un peu de vigueur à un marché du jouet mature, souffrant d’une démographie nonchalante à la fin du baby-boom.

Il s'est aussi agi pour les marques de créer du «nouveau» pour attiser les convoitises. Elles se sont appuyées largement pour cela sur les héros et héroïnes des blockbusters internationaux – souvent états-uniens – tels Batman ou la Reine des neiges, profitant du battage publicitaire lié à la sortie des nouveaux films. Un quart des ventes de jouets s'effectue désormais en France sous licence de ce type.

Des jouets encore plus stéréotypés qu’en 1970

Des jouets, autrefois indifférenciés, ont ainsi acquis progressivement un genre : puzzles pour filles et puzzles pour garçons, appareils photo pour filles et appareils photo pour garçons… Jetez juste un œil sur la présentation par Hachette des Bibliothèques rose et verte. Pour les roses, «des histoires avec des fées, des princesses ; avec des stars et de la musique». Pour les vertes, «des histoires d'aventures et de découvertes ; avec des superhéros et des quêtes mystérieuses»… Ces mêmes Bibliothèques rose et verte s'adressaient aussi bien aux garçons qu'aux filles dans les années 70 !

Des femmes qui furent enfants dans ces années-là ont conquis aujourd’hui certains postes de pouvoir : maires de grandes villes, ministres, dirigeantes de sociétés, scientifiques de renom… Or, les jouets de leurs enfants sont aujourd’hui plus stéréotypés qu’à cette époque, enfermant ceux-ci dans des rôles figés, décorrélés de la vie sociale actuelle. Le marché des déguisements en témoigne, avec les garçons transformés en super-héros, policiers, pompiers ou astronautes, tandis que les filles sont toujours projetées en princesses, en fées, ou en papillons.

Mais au fond, pourquoi cela pose-t-il problème ? Les jouets, mais aussi les livres, les séries et dessins animés, les vêtements offerts aux enfants les exposent de manière répétée aux stéréotypes de genre et finissent par former un «système de genre» selon l'expression de la sociologue Marie Duru-Bellat. Ce faisant ils restreignent le champ des possibles dans la construction de l'identité des petites filles… et des petits garçons.

La charte signée l'an passé a constitué un grand progrès dans la lutte contre ces stéréotypes. Mais les freins sont importants. Un suivi des effets de cette charte est indispensable. A côté des pouvoirs publics, les consommateurs ont leur rôle à jouer.

(1) Genre et marketing, l'influence des stratégies marketing sur les stéréotypes de genre, Florence Benoit-Moreau et Eva Delacroix (Coord.), éditions EMS, 2020.

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