Entre 1445 et 1850 euros bruts mensuels
Qu'est-ce que bâtonner? "Bâtonner, c'est réécrire une dépêche d'agence à la marge", explique Sophie Eustache. "A lui seul, le bâtonnage, une pratique qui consiste à réécrire de manière intensive les dépêches produites par les agences de presse, pourrait résumer la logique productiviste à l'oeuvre dans les services web." "J'ai été pris comme pigiste pour ma spécialisation en politique. Je passe 95% de mon temps à faire du bâtonnage AFP (...) Je ne mets jamais un pied en dehors du bureau. Alors, quand je passe un coup de téléphone, j'ai l'impression d'avoir interviewé le Président!", résume ainsi un pigiste de LCI. Sophie Eustache recueille par ailleurs le témoignage d'Olivier, qui a travaillé quelques années au desk de La Tribune. "Le desk, c'est la poubelle", lance-t-il. "T'y y vas pour faire ce que les pros ne font pas ou alors des choses que tu vas faire très vite, mais très factuelles. Attention, si tu fais très vite un papier qui est dans le même domaine qu'un journaliste "expert", ce doit être que du factuel, parce que lui évidemment, il va faire sa bienheureuse analyse".
En 2015, au sein de sa rédaction, ce qu'on appelle dans le jargon journalistique "les deskeurs" étaient alors payés entre 1.445 et 1.850 euros bruts mensuels. "Un salaire maigrelet pour un rythme de travail intense", qui pouvait aller jusqu'à 15 papiers par jour, souvent 6 au minimum. Et de constater que ce productivisme s'est révélé "peu concluant". "Les recettes publicitaires s'effondrent, les abonnés fuient. En un an, les audiences ont chuté de 25%." Pourtant, cette pratique "perdure", constate Sophie Eustache, plus de 5 ans après avoir initié cette enquête. "Peut-être que la rapidité avec laquelle nous recevons l'information s'est encore accélérée et qu'il y a encore plus de flux qui arrivent de partout". Dans une grande rédaction type BFM, les journalistes peuvent bâtonner jusqu'à 10 dépêches par jour, et dans certains services, comme celui des sports, cette pratique enseignée en école de journalisme peut atteindre jusqu'à 30 dépêches par jour.
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Comment Google est devenu rédacteur en chef du web
"Cette course au productivisme, à l'audience et à la publicité est sans fin", soulève Sophie Eustache. "L'objectif est d'être bien référencé sur Google, qui est un monstre qui engloutit tout, il faut toujours remplir cet algorithme et c'est ainsi que, pour paraphraser Julia Cagé, Google est devenu le rédacteur en chef des services web." A l'autrice de cet essai d'ajouter que certaines rédactions en viennent même à regarder quels sont les sujets "tendances" sur Twitter et Google pour aiguiller les sujets d'articles qui seront retenus dans la journée.
"Percer le secret des algorithmes des multinationales du web, telle est l'obsession de bien des directions éditoriales. L'objectif: conquérir la première place dans les référencements des moteurs de recherche, dont les algorithmes tournent en boucle dans les ventres électriques de la Silicon Valley. En 2015, un changement de l'algorithme du réseau social Facebook fait chuter le trafic des principaux sites d'information de 32%. Les journaux en ligne gratuits, mais aussi les médias traditionnels, sont devenus particulièrement attentifs aux variations des critères algorithmiques, qui aiguillent audience et revenus publicitaires. L'algorithme impose le rythme et les horaires de publication, la façon d'écrire et de titrer les textes; il oriente le choix et la hiérarchie des sujets. Google est ainsi devenu le rédacteur en chef, en particulier dans les services web. Au fin fond des déserts américains se jouerait donc l'avenir du journalisme?"
Comment le productivisme a dépossédé les journalistes de leur expertise
Sophie Eustache tend à démontrer que ce productivisme en vient à déposséder les journalistes de leur propre expertise et "déqualifié leur travail". Un ancien journaliste de L'Express raconte comment la rédaction a fait sauter le rubriquage au sein de son service web. "Quand on a enlevé les rubriques, ça a été un drame absolu parce qu'on avait l'impression d'enlever des aires d'expertise à des rubricards. Ce n'était pas une impression, c'était totalement vrai. Un journaliste politique, qui le lundi traite la politique et le mardi traite l'environnement, le mercredi quand il veut revenir, il ne sait pas ce qu'a fait le ministre de la Culture le mardi et il se tape la moitié de la journée à rattraper ce qu'il a raté la journée de la veille".
Au final, c'est le travail non visible du journaliste qui relève de la recherche, de la documentation, de la lecture, de la prise de contact qui est délaissé au profit de la production de contenus. "Les conditions de travail et le travail lui-même, s'en trouvent dégradés", souligne Sophie Eustache. "Le travail de desk s'est beaucoup automatisé. C'est aussi l'expérience que j'en ai eu, quand nous devons écrire plusieurs articles par jour, le soir, nous ne savons plus ce que nous avons traité le matin". "Et j'ai l'impression que cette tendance est encore à l'ordre du jour dans beaucoup de médias où le modèle mixte gratuit/payant perdure". Dans cette course à la productivité, où la précarité et le rythme de travail se révèlent particulièrement "éprouvants", "ce productivisme en dégoûte beaucoup". Au point de choisir de quitter cette profession.
Comment des deskeurs ont été remplacés par des robots
Et si les deskeurs étaient remplacés par des robots? "Des robots savent déjà écrire des articles", affirme Sophie Eustache, prenant pour exemple le cas du Monde qui a généré à l'aide de la start-up Syllabs plus de 36.000 articles rédigés en temps réel par des logiciels pour les élections municipales de 2015. La revue économique Forbes utilise même depuis plusieurs années la technologie de la société Narrative Science. "Ses robots génèrent automatiquement des articles en ligne sur les résultats financiers des grandes firmes.
Pour l'instant, les entreprises qui développent des programmes de journalisme automatique s'intéressent surtout aux secteurs du sport, de la finance et de l'immobiliser. Mais cette robotisation ne va pas pour autant permettre de libérer du temps pour que ces journalistes puissent faire du travail de qualité. "C'est une théorie à laquelle je ne crois pas", revendique Sophie Eustache. "Si les groupes de presse s'inscrivent dans cette même logique de rentabilité et si l'on ne change pas structurellement le fonctionnement de ces médias, je pense que les robots vont tout simplement permettre de réduire la masse salariale".
L'avis de Challenges:
L'ouvrage de Sophie Eustache est aussi court que percutant, étoffé de nombreux témoignages parfois édifiants sur le travail de desk intensif qui est opéré au sein de certaines rédactions. Mais initié en 2016, cet essai ne semble pas avoir pris la mesure de l'évolution opérée au sein de certaines rédactions, notamment sur le passage au payant qui a permis d'apporter une valeur ajoutée aux équipes web, et limiter la dépendance des médias vis-à-vis de Google. Le Monde a par ailleurs fait le choix de réduire le nombre de ses papiers publiés par jour. "Entre 2018 et 2019, le Monde a réduit de 14% le nombre total d'articles publiés (-25% en 2 ans). Plus de journalistes (près de 500 désormais), plus de temps pour enquêter. Résultat ? L'audience web a fortement progressé (+11%) comme la diffusion (print et web) du journal (+11%)", constatait le 20 janvier dernier son directeur de la rédaction Luc Bronner. Il est aussi regrettable que cet ouvrage se limite à dresser un constat accablant, plutôt que de proposer des solutions concrètes.