Grandes Écoles : cap sur l'hybridation des savoirs

Former des managers uniquement rompus aux arcanes du marketing : une tendance désormais révolue dans la plupart des grandes écoles de management. Un maître-mot prévaut désormais au sein de celles-ci : l’hybridation, ou le brassage des savoirs et des disciplines, mais aussi des profils et des méthodes d’enseignement. Objectif : former de futurs cadres et dirigeants d’entreprises performants et agiles, dans un univers économique de plus en plus complexe et changeant.
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Depuis une quinzaine d’années pour les pionnières et une dizaine pour la plupart d’entre elles, un nouveau terme a trouvé sa place dans les plans stratégiques des grandes écoles de management : l’hybridation. Un terme qui désigne le mixage, sur un même parcours d’étudiant, entre le management et des disciplines parfois très éloignées a priori les unes des autres : art, architecture, digital, environnement… Des cursus enrichis en quelque sorte, allant de la simple « coloration » de filière à la réelle double compétence, via des spécialisations de fin d’études ou des doubles (voire triples) diplômes, en partenariat avec d’autres établissements.

 

Ingénieurs-managers et juristes-managers

Dans la plupart des établissements, les premiers accords d’hybridation ont été passés, au tournant des années 2005, avec des écoles d’ingénieurs (l’UTC de Compiègne pour Kedge, l’École Centrale de Lille pour Skema, Centrale Nantes pour Audencia…). « À la clé, le développement d’un profil ingénieur-manager dont les entreprises sont très friandes aujourd’hui, notamment pour la constitution de start-up », précise Patrice Houdayer, directeur des programmes, de l’international et de la vie étudiante de Skema.

La plupart des écoles comptent aujourd’hui plusieurs accords avec des écoles d’ingénieurs, allant du simple certificat au double diplôme. Pour Kedge par exemple, on compte l’Ensa Bordeaux, Polytech Marseille, Estia, ENSTBB, ainsi que le pôle d’écoles d’ingénieurs privées Yncréa (HEI, ISA, Isen). « Nous allons ouvrir deux modules supplémentaires à la rentrée 2021, dont un semestre certifiant en développement web et certification Big Data, avec l’ISEN-YCREA, à Toulon », précise Vincent Mangematin, dean de Kedge BS.

Autre axe d’hybridation à forte valeur ajoutée et souvent déjà bien installé dans les écoles : le profil manager-juriste. Dès le M1, SKEMA propose ainsi deux doubles diplômes en management et droit sur son campus de Lille : un Parcours Management et Droit des Affaires option Droit Européen/Nouvelles Économies, avec l’Université du Littoral-Côte d’Opale ; un Parcours Droit des Affaires Mention Contrats d’Affaires, avec l’Université de Valenciennes. Tandis qu’Audencia conjugue notamment un partenariat, pour l’obtention d’un certificat en droit avec l’École des Avocats de Bordeaux et des doubles diplômes de Master en sciences politiques avec trois Sciences Po (Saint-Germain-en-Laye, Aix et Rennes).

 Des hybridations des savoirs dans tous les domaines

Le portefeuille d’accords a été élargi progressivement à des disciplines très diverses : art, design, tourisme, communication, œnologie, architecture, sport, santé, expertise comptable, intelligence artificielle… L’offre la plus large de ces programmes hybrides se retrouve, de manière logique, dans les troisièmes cycles de spécialisation : Masters 2 (voire 1), Mastères spécialisés (Ms) ou Masters of Science (MSc, 100 % en anglais). Dans cette gamme, Audencia propose notamment, avec Centrale Nantes, l’ENSA et l’École de design Nantes-Atlantique, un MS Acteurs pour la transition énergétique. « Une filière au triple axe managérial, design, création et ingénierie technique », précise Nicolas Arnaud, directeur des programmes d’Audencia. Elle s’est également associée avec l’École supérieure d’agriculture d’Angers sur le business du vin, avec l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles pour préparer à des fonctions de marketing commercial pour des entreprises du secteur des énergies, ou encore avec l’Institut des sciences financières et de l’assurance de Lyon.

Kedge, quant à elle, conjugue plusieurs doubles diplômes en hôtellerie, hospitalité, tourisme et wine management, parmi lesquels un master conjoint avec l’École d’hôtellerie de Lausanne. Des spécialisations ouvertes dès la troisième année de bachelor. Dans l’offre très large de l’école, on trouve également la Msc « Management des Structures et Activités Innovantes en Santé ». Une filière actuellement suivie par Sharone Sabbah, 25 ans, en dernière année de Pharmacie. « J’ai choisi de m’orienter vers la filière industrie/recherche, pour devenir Medical Project Manager au sein du département Affaires médicales de laboratoires pharmaceutiques, témoigne-t-elle. Après un premier stage, j’ai réalisé que je devais acquérir des compétences managériales pour compléter mes connaissances scientifiques. Cette année très intense et très concrète à Kedge est un atout considérable pour enrichir mon profil et mes compétences en ce sens. »

Des mixages entre disciplines proposées dès le bachelor

De son côté, Rennes School of Business travaille main dans la main avec d’autres établissements du supérieur pour différents MSc : « Management de Projets Créatifs, Culture et Design » avec l’École des Beaux-Arts, « Innovation & Entrepreneurship » avec l’Institut national des Sciences appliquées, « International Hospitality Management » avec l’institut Paul Bocuse… Ou encore un MS « Management des Entreprises du vivant et de l’agroalimentaire », avec Sup Agro Montpellier.

Cette démarche transversale est cultivée de manière quasi-systématique à Excelia. L’école s’appuie sur son statut de groupe pluridisciplinaire d’écoles – avec pour vaisseau amiral la Business school, mais aussi une école de tourisme et une autre du digital – pour faire feu de tout bois en matière d’hybridation, dès le bachelor. Excelia BS propose, en synergie avec les écoles du Groupe ou des établissements partenaires, plusieurs programmes qui répondent à cette logique : parmi ceux-ci, un Bachelor en Communication digitale », avec La Rochelle Digital School, en « Transformation numérique des entreprises » ou encore en « Gestion Négociation Immobilière », en partenariat avec l’Institut du management des services immobiliers.

 Tracks hybridants, modules à la carte ou certifications mixtes

« Tout l’art de l’hybridation, c’est qu’elle ne passe pas forcément par un double diplôme qui implique un choix pour l’étudiant », note Sébastien Chantelot, directeur d’Excelia BS. Si les parcours en double diplôme n’engendrent pas forcément de frais de scolarité supplémentaires, ils ne vont toutefois concerner qu’une minorité d’étudiants par école et par an, car ils peuvent rallonger un cursus déjà long et souvent financièrement onéreux. C’est pourquoi la tendance est aussi à la multiplication des tracks hybridant simplement des parcours « classiques ». À Rennes SB, Juliette Mirepoix, 20 ans, étudiante en première année du PGE, est inscrite dans le Parcours Géopolitiques et Affaires Internationales. « Chacun est chargé d’un pays ou d’une zone. Nous récoltons des données et publions des cartes ou des articles. C’est singulier de pouvoir publier des articles de géopolitique en école de commerce, ça me plaît beaucoup ! », sourit-elle. Elle se dit d’autant plus capable de saisir rapidement les enjeux d’une problématique qu’elle est accoutumée à considérer chaque situation sous différents prismes. Avec à la clé, une confiance dans son avenir professionnel au beau fixe. « Grâce à ce parcours, je peux autant faire carrière dans les affaires internationales, la diplomatie et les affaires culturelles, qu’en marketing ou en économie », estime-t-elle.

Dès le début du cursus, certaines écoles ont mis au point, de manière obligatoire pour tous les étudiants, un processus d’imprégnation continue à des disciplines annexes. À SKEMA, dont le Plan Stratégique 2020-2025 prévoit une hybridation à 100 % des programmes et spécialisations, les étudiants seront tous « équipés en intelligence artificielle ». « Nous sommes entrés dans une deuxième phase de l’hybridation : après avoir croisé des compétences d’écoles, nous en sommes désormais à développer en interne des compétences nouvelles, complémentaires avec le champ du management », explique Patrice Houdayer.

Autre niveau d’hybridation : la certification, qui constitue une formule intermédiaire entre imprégnation générale et double diplôme. Une modalité qui permet à l’étudiant d’ajouter à son CV des modules spécifiques à la carte (design graphique, yield management, bilan carbone et qualité, certifications Google Analytics…). « Les certifications sont très valorisées par les recruteurs, car elles montrent que l’étudiant a eu une démarche volontaire avec du sens », estime Sébastien Chantelot.

Des pratiques pédagogiques multi-sectorielles

L’hybridation, c’est aussi modifier les pratiques pédagogiques en mixant les périodes d’enseignement (cours, phases à l’étranger, enseignements en anglais et en français, etc.). En associant, dans un même cours, des enseignants de différentes disciplines – par exemple un manager et un ingénieur sur les questions de transition énergétique – et en faisant travailler ensemble des profils d’étudiants de formations académiques et/ou de nationalités diverses, dans une démarche de design thinking (NDRL : pédagogie faisant appel à plusieurs disciplines pour résoudre une problématique). L’hybridation, c’est, enfin, la reconnaissance d’intelligences qui peuvent être plurielles : cognitive, émotionnelle, sociale, artistique, corporelle : ce sont les fameuses soft skills, qui font désormais, et de plus en plus, partie intégrante des évaluations, aux côtés des compétences simplement techniques.

Autant d’éléments qui, mis à bout à bout, constituent le cocktail optimal pour préparer les étudiants aux enjeux du monde d’aujourd’hui et de demain. « Les étudiants passés par ces filières hybrides sont à même d’évoluer plus facilement d’un secteur d’activité à un autre, relève Annabel-Mauve Bonnefous, doyenne des programmes de emlyon. Mais aussi d’interagir avec des experts d’autres domaines disciplinaires. Ils comprennent le langage-métier des autres, sont capables rapidement d’évaluer la pertinence d’une solution ou d’un projet apporté et d’entrer dans un dialogue constructif. » Tout cela constitue un indéniable atout pour leur carrière. « Pour faire marcher une entreprise, ce n’est pas tant d’experts que nous avons besoin que de chefs d’orchestre capables d’animer un groupe d’experts. Il faut que ces futurs managers soient en mesure de communiquer avec des ingénieurs, des designers, des informaticiens… Tout en étant calés en sciences humaines (sociologie, anthropologie, psychologie…) pour bien comprendre le comportement des consommateurs et anticiper les besoins des marchés », assure pour sa part Sébastien Chantelot.

Des professionnels « complets »

L’hybridation et la pluridisciplinarité permettent enfin de faire face à l’émergence de nouveaux défis sociaux, industriels et géopolitiques, ainsi qu’à la transformation et à l’émergence de nouveaux métiers. L’hybridation favorise la formation d’esprits critiques et réflexifs et de professionnels « complets » comme l’analyse Patrice Houdayer : « Il y a une vraie demande de la part des entreprises de s’entourer de collaborateurs qui vont comprendre les évolutions structurelles et être en capacité, tout au long de leur vie professionnelle, à s’adapter à ces transformations majeures ». 

Des programmes hybrides à l’international

Pour toutes les écoles, l’hybridation se joue aussi à l’international. Permettant de doubler le mixage des savoirs avec celui des cultures et des compétences. Audencia a ainsi noué des partenariats avec des écoles d’ingénieurs à l’international, comme le Beijing Institute of Technology en Chine ou le Politehnica Bucarest, en Roumanie. Ses étudiants peuvent se former au design ou en gastro nutrition à Florence, en diplomatie à Boston (Wellesley College), en art management au Sotheby’s institute Europ, au UX Design à Berkeley ou en art et ingénierie digitale à l’UCLA de Los Angeles. SKEMA propose notamment un triple Master avec l’Université de Loyola, à la Nouvelle-Orléans et Ludwig Maximilians University, à Munich. Cette collaboration permet aux étudiants d’obtenir un MBA de l’Université de Loyola, un Master of Science en management à Munich et son diplôme Grande École. D’ici à 2025, l’école prévoit de créer trois écoles en intelligence artificielle, droit et design, respectivement à Raleigh (États-Unis), à Belo Horizonte (Brésil) et en France.

emlyon et Mines de Saint-Étienne forment de futurs managers de la digitalisation de la santé

La MSc in Health Management & Data Intelligence (HMDI) de emlyon est un programme co-conçu avec l’École des Mines de Saint-Étienne en 2019. « Il vise à former, en un an, de futurs managers tous terrains de l’écosystème de santé à l’international, dans le contexte de l’essor des laboratoires pharmaceutiques et des dispositifs médicaux de pointe (appareils connectés, start-up, applications spécialisées, intelligence artificielle…) », précise Florencio Travieso, responsable du programme. Les deux écoles se partagent les cours dans leurs locaux respectifs.

Les 49 étudiants (de 18 nationalités) se répartissent entre une moitié issue du parcours classique en management et des profils « santé » : médecins, pharmaciens, nutritionnistes… Le programme est full time, à 100 % en anglais. L’année débute par un module commun à tous (Transforming early makers), qui expose les étudiants à la construction d’un business plan à partir d’une douzaine d’enjeux de la santé numérique européenne (télémédecine, assistance aux seniors, troubles mentaux de type Alzheimer…). Il s’appuie sur une pédagogie 100 % active et professionnelle, sur la base de workshops. Les étudiants sont immergés dans un réseau comprenant les plus grandes entreprises de Biotech. Ils mènent une mission de trois à quatre mois à Shanghai, conjuguant cours en université partenaire et projet en entreprise. « Le programme est testé et adapté en permanence. Ainsi cette année, nous y avons ajouté des modules de programmation », informe Florencio Travieso.

 

3 questions à… Élodie Huré | Associate Professor à Rennes School of Business, Directrice du Programme Grande École

« Des communautés interdisciplinaires favorisant l’intelligence collective »

Sur quels domaines s’articule l’hybridation à Rennes SB ?

L’hybridation à Rennes SB est centrale. Nos formations en management s’articulent ainsi autour de trois grands domaines : l’environnement, la « tech » et la géopolitique, eux-mêmes pouvant être abordés de manière multi et transdisciplinaire.

Et sur quelle philosophie ?

La devise de Rennes SB – Unframed Thinking (Penser hors du cadre) – exprime la conviction que nos étudiants doivent repenser les cadres existants en s’ouvrant vers d’autres cultures grâce à l’exposition internationale très forte que nous leur offrons et grâce à nos partenariats, mais aussi vers d’autres domaines, grâce à l’hybridation des parcours. Si elles veulent évoluer et s’adapter aux enjeux sociétaux et environnementaux, les sciences du management ne peuvent rester cloisonnées.

Quels atouts apporte cette culture hybride à vos étudiants ?

La porosité entre disciplines permet non seulement à nos étudiants de développer de plus larges compétences, mais elle leur ouvre la voie de l’innovation en leur permettant d’aborder des problématiques selon divers angles. Elle situe aussi nos étudiants au sein de communautés interdisciplinaires favorisant l’intelligence collective. En outre, elle permet le développement de leurs soft skills, en termes de curiosité et de capacité d’adaptation notamment, et leur donne une vision plus globale et systémique des organisations.

 

« Dès les premiers cours, nous apprenons à sortir de notre zone de confort »

Agathe Sabattini, 23 ans, diplômée en juin 2020 du master Grande École/ MSc Ingénieur d’Affaires, parcours hybride commun à Excelia BS et l’EIGSI.

« J’ai intégré la MSc Ingénieur d’affaires après un M2 spécialisé en management et marketing des marques à Excelia BS. Plus tard, je pense monter mon entreprise et je me disais que cette formation serait un gros plus pour moi. Plus de la moitié de ma promotion venait de l’EIGSI, le reste d’Excelia. Lors des travaux de groupes, nous étions toujours étroitement associés à des étudiants ingénieurs. L’occasion de se confronter à d’autres manières de considérer les consignes, les objectifs… Une mise en situation très utile pour nous apprendre à sortir de notre zone de confort. Pour le moment, je suis en stage de fin d’études dans une start-up de mode à Bordeaux. Le fait d’avoir déjà fait le grand écart entre les disciplines me permet de m’adapter plus vite. Je travaille en collaboration avec toutes les équipes de production. Grâce au MSc, je comprends mieux de quoi elles parlent et du coup je me sens plus en confiance dans ce que je fais. »

3 questions à… Claudie Chevalier | 23 ans, diplômée du parcours ITEEM Ingénieur-Manager-Entrepreneur, une filière hybride post-Bac en cinq ans, co-gérée par SKEMA et Centrale Lille, et créatrice de la marque de vêtements upcyclés La Petite Boucle.

Pourquoi ce choix de filière hybride ?

Au lycée, j’hésitais entre une école d’ingénieurs et une école de commerce. J’ai alors découvert l’ITEEM, qui proposait, au sortir du bac, un parcours alliant les deux formations.

Quelles ont été les spécificités/découvertes pour vous de ce cursus ?

Il m’a permis de travailler sur des projets concrets dès la première année, en lien avec des entreprises et de vivre une expérience de 8 mois à l’international. J’ai trouvé très intéressant de pouvoir travailler sur toutes les étapes d’un projet, du cahier des charges à la commercialisation.

En quoi, aujourd’hui, vous sentez-vous mieux préparée aux défis du monde du travail ?

Ce passage par l’ITEEM m’a permis d’explorer de nombreux secteurs et de mieux définir ce que je voulais faire après l’école. Aujourd’hui, je lance mon entreprise, qui vise à transformer des toiles de parapluies abîmées ou inutilisables en coupe-vent. Le fait d’être en mesure d’avoir une vision globale – à la fois technique et commerciale – de mon projet m’est d’une grande aide.

 

 

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