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Avoir 20 ans au temps du Covid-19

 - Modifié Il y a 3 années 10 min

Etudiants ou non-diplômés, à la recherche d’un stage, d’un premier emploi, ou au chômage… la crise frappe de plein fouet la jeunesse. Témoignages à Lyon.

Deux jeunes à Lyon avant le couvre-feu, octobre 2020. En France, les 7,6 millions de jeunes vont subir l’essentiel des retombées économiques de la crise. PHOTO : Jeff Pachoud - AFP

« Etre né sous l’signe de l’Hexagone, ce n’est pas c’qu’on fait d’mieux en ce moment », chantait Renaud en 1975. Le refrain doit faire rire (jaune) les jeunes nés entre 1995 et 2004, et qui ont aujourd’hui entre 16 et 25 ans. Car bien plus qu’en 1975, se lancer dans la vie n’est pas ce qu’on fait de mieux en ce moment. 7,6 millions de jeunes sont pourtant en âge de sauter dans le grand bain.

Parmi eux, il y a Bilal, 19 ans, qui vit dans le quartier populaire de La Duchère, à Lyon. Depuis bientôt trois ans, il a…

 

« Etre né sous l’signe de l’Hexagone, ce n’est pas c’qu’on fait d’mieux en ce moment », chantait Renaud en 1975. Le refrain doit faire rire (jaune) les jeunes nés entre 1995 et 2004, et qui ont aujourd’hui entre 16 et 25 ans. Car bien plus qu’en 1975, se lancer dans la vie n’est pas ce qu’on fait de mieux en ce moment. 7,6 millions de jeunes sont pourtant en âge de sauter dans le grand bain.

Parmi eux, il y a Bilal, 19 ans, qui vit dans le quartier populaire de La Duchère, à Lyon. Depuis bientôt trois ans, il a arrêté l’école et a enchaîné les petits boulots de ménage trouvés par sa mère et les contrats à durée déterminée (CDD) dégotés par la mission locale. Début 2020, il travaille comme manutentionnaire, et son employeur lui parle d’un possible contrat à durée indéterminée (CDI). Le confinement puis la crise en décident autrement : l’entreprise n’a plus besoin de lui. Fatigué de l’énergie dépensée à chercher des boulots précaires, Bilal aimerait reprendre une formation de carrosserie en alternance, sans grand espoir néanmoins de trouver un patron. « C’était déjà galère de trouver des stages ou des jobs sans l’aide de la mission locale. Alors là, avec la crise… », dit-il un peu résigné, et un peu en colère.

Comme Bilal, des dizaines de milliers de jeunes ont pris de plein fouet la crise. Et contrairement à la plupart des salariés stables, qui ont pu dans un premier temps garder leur emploi grâce au chômage partiel, les jeunes ont trinqué d’entrée. « 9 % des 15‑24 ans en emploi avant le confinement ont perdu leur emploi [pendant le confinement], contre moins de 2 % des 40‑65 ans », observe ainsi l’Insee. Une situation prévisible, dans la mesure où les jeunes sont plus souvent en contrat précaire (intérim, CDD courts) que leurs aînés, et où les secteurs économiques qui emploient beaucoup de jeunes, comme l’hôtellerie, ont été très affectés par la crise.

Seule bonne nouvelle : les moins de 25 ans sont ceux qui ont le plus profité de la courte embellie économique de l’été. De quoi confirmer que cet âge est la variable d’ajustement principale des employeurs face aux aléas économiques. Problème : le passage entre la scolarité et la vie active tolère moins ces aléas. Pour parvenir à s’insérer durablement, l’esca­lier le plus sûr consiste à gravir une première marche (les études), une seconde (les stages) et une troisième (les contrats courts). « L’installation de la crise dans la durée rend difficiles les immersions en entreprise, les stages ou les alternances, qui sont pourtant un préalable à l’emploi durable, notamment pour les jeunes qui ont décroché de l’école », s’inquiète Laurent Alibert, responsable des antennes de la mission locale sur le 8e arrondissement de Lyon.

Au-delà de l’emploi, les confinements ont affecté le moral des jeunes. « Le sentiment d’isolement est passé de 26 % à 46 % chez les 18‑24 ans pendant le confinement, tandis qu’il augmentait de 11 % à 37 % chez les 60 ans ou plus », note ainsi l’Insee. Or, « les interactions sociales sont tout aussi fondamentales dans l’expérience de la jeunesse que le sont les études ou les expériences professionnelles », estime le sociologue Camille Peugny.

Les jeunes, variable d’ajustement face à la crise Evolution du nombre de demandeurs d’emploi en catégories A, B et C selon l’âge, base 100 = février 2020
Les jeunes, variable d’ajustement face à la crise

Détresse psychologique

Ce n’est pas Fadel, 21 ans, qui le contredira. Cet étudiant gabonais en électronique a vécu les deux confinements dans son logement Crous de 11 m2 sur le campus de La Doua, au nord-est de Lyon. Loin de sa famille, il n’a vu quasiment personne depuis des mois et a vécu un seul semestre normal, fin 2019, au début de sa première année de licence. « C’est difficile de suivre les cours à distance, et les rares cours en présentiel ne m’ont pas laissé le temps de me faire des amis. » Fadel a bien fait des rencontres à l’église, avant et entre les confinements, mais les lieux de culte étaient eux aussi fermés pendant des mois.

« Il y a de quoi être inquiet pour l’état psychologique de la jeunesse, voire pour la santé mentale de nombreux jeunes », alerte Lilâ Le Bas, présidente du Groupe des organisations étudiantes et mouvements de jeunesse au Conseil économique, social et environnemental (Cése). « Et ce d’autant plus que les associations de jeunesse ont été fragilisées par la crise, avec un réseau de militants à renouveler », abonde Bertrand Coly, lui aussi membre du Cése. Selon une étude menée par la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) et l’Ipsos, 64 % des 18-24 ans présentent une détresse psycho­logique et 23 % ont des pensées suicidaires 1.

Si la crise est si violente pour les jeunes, c’est parce qu’elle vient frapper un âge déjà fragilisé depuis longtemps. « On parle de crise, mais il s’agit d’une nouvelle preuve de la transformation structurelle du marché du travail, qui fait reposer la flexibilité et la précarité sur les jeunes depuis déjà quarante ans », rappelle Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Dans son dernier rapport 2, l’Observatoire rappelle que l’appauvrissement des 18-29 ans ne date pas de la crise. Entre 2002 et 2018, leur taux de pauvreté est passé de 8 % à près de 13 %. « Aucune autre catégorie d’âge n’a connu une telle progression », insiste Louis Maurin. L’explication vient bien sûr de la précarité de l’emploi, mais l’envolée du coût du logement a passé la seconde couche. Les jeunes, souvent locataires, se saignent pour verser des loyers à des propriétaires (souvent plus âgés). « Un transfert de richesse énorme », juge Louis Maurin.

« On parle de crise, mais il s’agit d’une nouvelle preuve de la transformation structurelle du marché du travail, qui fait reposer la flexibilité et la précarité sur les jeunes depuis déjà quarante ans »

Au-delà des aspects financiers, beaucoup de jeunes vivent un sentiment de régression, qui s’explique par le phénomène du déclassement * . A l’image de Lucas, tout juste titulaire d’un master en ingénierie et ergonomie de l’activité physique. Lui se voyait ingénieur produit pour une entreprise ardéchoise qui fabrique des raquettes à neige. Confinement et crise obligent, son stage a été raccourci et sa perspective d’embauche s’est envolée. Cet hiver, le jeune homme travaille dans la vente de produits sportifs. « Faire un bac + 5 pour tomber au Smic et être vendeur, ce n’était clairement pas le projet », explique-t-il, même s’il reste confiant dans sa capacité à rebondir quand la conjoncture sera meilleure.

Théo, lui, a choisi le bois. Après son école d’ingénieurs à Epinal, le jeune homme de 23 ans comptait partir sur une thèse en agroforesterie. « Un prof m’a dit de bosser pour le moment, et d’essayer de demander une thèse plus tard, car il craint une coupe dans les budgets. » Des frustrations passagères qui, chez certains jeunes, prennent progressivement la forme de ce que la sociologue Cécile Van de Velde appelle une « colère sociale ». Un sentiment « qui a la particularité de s’adresser non pas à un “autrui” identifié, mais à (...) une entité sociale (…), le plus souvent le “système” ».

Faut-il alors parler de génération sacrifiée, avec des cicatrices de début de carrière qui ne se refermeront jamais ? Les nombreuses études sur le sujet aboutissent à des conclusions variées, et parfois contradictoires 3. Globalement, il semble que les niveaux de salaires soient plus faibles pour les cohortes de jeunes entrées dans la vie active pendant des crises. Mais jusqu’à récemment encore, chaque génération disposait d’un niveau de vie supérieur à la précédente. « Fort heureusement, aujourd’hui comme hier, beaucoup de jeunes finissent par s’insérer dans l’emploi durable. Si ce n’était pas le cas, le CDD serait devenu majoritaire et le CDI minoritaire. Or, on constate l’inverse », rappelle Louis Maurin. Enfin, l’âge cache des fractures sociales profondes (notamment entre diplômés et non-diplômés) qui sont plus puissantes que les déterminants générationnels.

Manque de confiance

Que les difficultés des jeunes soient durables ou pas, impossible d’accepter que la jeunesse soit une étape si difficile. « On considère à juste titre que le quatrième âge est un âge fragile, qui justifie que la puissance publique intervienne pour combler les limites du marché et de la famille. De même, la jeunesse ne peut pas reposer que sur les parents et les jobs étudiants », estime Camille Peugny. Conscient de cette réalité, le gouvernement a présenté cet été le plan « #1jeune1solution », puis, ces dernières semaines, des mesures exceptionnelles de soutien. Aides financières ponctuelles directes, aides à l’embauche de jeunes pour les employeurs, création de jobs étudiants par la puissance publique, ouverture de places de formation, extension des dispositifs d’accompagnement comme la Garantie jeunes : l’exécutif a mis des moyens. « On commence à en sentir les effets bénéfiques sur le terrain », se réjouit Laurent Alibert, côté mission locale.

« Cet émiettement de mesures raconte cependant bien, en creux, la faiblesse des politiques jeunesse, note Camille Peugny. Plutôt que des aides ponctuelles complexes à mettre en place, il serait par exemple plus simple d’ouvrir le RSA dès 18 ans. » Il faut en effet attendre 25 ans (sauf exceptions) pour toucher ce minimum vital, une situation unanimement critiquée par les acteurs de la jeunesse. Interrogé par le média Brut, Emmanuel Macron s’est dit « pas fan » d’un élargissement, qui désinciterait au travail. Une analyse démentie par la littérature 4 et qui témoigne d’un manque de confiance accordé aux jeunes.

Au-delà de l’extension du revenu de solidarité active (RSA), plusieurs spécialistes des politiques de jeunesse plaident pour des mesures à la scandinave, qui offrent aux jeunes des allocations d’autonomie indépendamment de la situation de leur famille, de quoi financer des études quand ils le souhaitent. Quant aux jeunes les plus en difficulté, il faut changer de logiciel, estime Liem Osuna, référent territorial à la maison Lyon pour l’emploi : « Les jeunes décrocheurs ne croient plus personne car on leur a dit : “travaille bien à l’école, et ça roulera”. Ils ont le sentiment d’avoir fait le maximum, sans résultat. Avec eux, l’injonction à un retour rapide à l’emploi ne fonctionne pas. Il faut un accompagnement renforcé, durable et bienveillant. » Enfin, les jeunes pauvres ne sont pas seulement jeunes, ils sont également pauvres. « Faire du logement social pour aider tous les pauvres, c’est faire une vraie politique de jeunesse », rappelle Louis Maurin. Un chantier encore plus large que celui des 7,6 millions de jeunes nés sous l’signe de l’Hexagone au mauvais moment.

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Déclassement : situation dans laquelle une personne occupe une profession dont le statut social est inférieur à celui auquel il pourrait en théorie prétendre du fait de son diplôme.

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