Sur Facebook, la boîte noire de la détresse étudiante : « Camille, 18 ans, je ne crois plus en l’avenir »

Un jeune homme, en janvier 2021 à Lorient (Morbihan). Emmanuel Macron a annoncé ce jeudi plusieurs mesures pour les étudiants, dont un retour progressif au présentiel.

Un jeune homme, en janvier 2021 à Lorient (Morbihan). Emmanuel Macron a annoncé ce jeudi plusieurs mesures pour les étudiants, dont un retour progressif au présentiel. MAUD DUPUY/HANS LUCAS VIA AFP

Face au malaise croissant des étudiants ne pouvant assister à leurs cours en présentiel, deux élèves de Sciences-Po Aix-en-Provence ont ouvert sur Facebook un Google Doc où les étudiants racontent leurs déboires. Un document aussi saisissant qu’inquiétant.

C’est un Google Doc pas comme les autres que tout le monde peut lire sur Facebook. Alors que ces fichiers informatiques servent habituellement à partager informations et données des entreprises du secteur tertiaire, où les étudiants ayant créé celui-ci sont destinés à arriver en bonne place d’ici quelques années, ce document-là s’arrête sur un moment décisif et intime de leur vie. Leurs études à l’époque du Covid qui, au fil des mois, ressemblent de plus en plus à une catastrophe se déroulant au ralenti.

Péril jeune

Alors que la crise du Covid-19 perdure, celle du monde étudiant ne cesse d’empirer. Pour compléter la série d’articles que publie régulièrement « l’Obs » sur la question, nous cherchons des témoignages d’étudiants qui accepteraient de nous parler (anonymement ou non) de leur situation particulière et de leurs doutes. Vous pouvez nous écrire à temoignagesrue89@gmail.com en mettant les mots « péril jeune » dans l’objet de votre e-mail.

Intitulé « Manifeste de témoignage participatif », le Google Doc en question a été créé par deux étudiantes de Sciences-Po Aix-en-Provence, Clara Porter et Anouk Ampe. Agées d’une vingtaine d’années, ces étudiantes en master 1 Géostratégie, défense et sécurité internationale voient depuis des mois leur situation et celle de leurs amis se dégrader. Au point que les deux colocs ont pris la plume les premières pour faire un état des lieux et interpeller l’opinion publique.

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Dans un premier post de quelques lignes, Clara évoque ses insomnies dont elle a peur de ne plus jamais se débarrasser et la révolte que lui inspire « le seul horizon pour des milliers de jeunes : le désespoir ». Dans le post suivant, Anouk raconte ses crises d’angoisse qui augmentent en fréquence et en intensité, sa vue qui baisse à cause du temps passé sur l’ordinateur. Rien de plus, le reste du document est laissé vide pour que d’autres étudiants s’en saisissent depuis une page Facebook créée jeudi 14 janvier. Très vite, les témoignages ont afflué : Maxime, 20 ans, évoque son Erasmus, pour lequel il a tant donné, désormais envolé, il rêve aujourd’hui « de pouvoir marcher ce qu’[il] ne peut plus avec sa santé fragilisée ».

Un extrait du Google Doc.

Un extrait du Google Doc.

Problèmes de santé, psychologiques, solitude, pensées suicidaires…

Depuis le confinement, Margaux, 22 ans, ne « survit pas sans anxiolytiques avant un examen ». Un témoin de 23 ans resté anonyme raconte ses pensées suicidaires et sa « peur du monde du travail ». Un autre, en troisième année, ne parvient plus à écrire et a besoin de médicaments matin, midi et soir pour arriver à allumer son ordinateur. Une étudiante restée anonyme a perdu 7 kilos sans savoir si l’anxiété, les deadlines pour les travaux à rendre ou le manque d’activité physique sont responsables : « Quand je pense à ma vie d’avant, j’ai l’impression de ne plus être la même personne, ni d’habiter dans le même pays. »

Si Clara a eu la chance de revoir pendant les vacances ses anciens camarades de lycée, ce fut « la soirée la plus déprimante de notre vie, quasiment tout le monde a pleuré une fois dans la nuit ». Une dénommée Emilie parle, elle, de l’absence de soutien de la part de professeurs devenus pour la plupart invisibles. Bien qu’elle ait encore des cours en présentiel, une autre jeune femme se décrit comme « une zombie ». Presque un écho au hashtag #etudiantsfantomes apparu sur Twitter ces jours derniers.

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Au gré des posts, le lecteur découvre la perte des petits boulots qui aggrave les situations, l’évocation de comportements autodestructeurs, des appels aux ministres ou des suppliques pour l’ouverture des facs parce qu’« aller en cours relève désormais d’un besoin vital », l’attente insupportable pour avoir un rendez-vous avec un psychologue…

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Les filles plus touchées que les garçons ?

Et si certains lecteurs s’étonnent de voir un lieu aussi privilégié que Sciences-Po Aix, institution siégeant dans un sublime hôtel particulier du centre-ville, abriter un tel désespoir, il faut préciser qu’au fil des jours, les témoignages d’autres étudiants, dans l’hôtellerie-restauration, en psycho – « à quoi servirait d’être psychologue alors que je vais moi-même si mal ? » –, en arts plastiques…, se sont ajoutés au document initial et résonnent de manière identique. Détestation unanime de l’écran comme ultime recours pour chaque étape de leur vie et besoin de redonner un sens à celle-ci.

En une semaine, c’est plus d’une centaine de posts qui ont été ajoutés au document. Avec une très forte proportion de prises de parole de jeunes femmes. Est-ce à dire que la situation est encore plus difficile quand on est une étudiante ? Clara Porter, la co-initiatrice du manifeste de témoignage participatif, évoque plutôt le fait que les garçons se retiennent :

« On voit bien qu’ils souffrent aussi mais ils se sentent peut-être moins légitimes pour dire qu’ils sont au bout du rouleau. »

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Pour d’autres, la description de l’enfermement est aussi limpide qu’inquiétante :

« Je suis arrivée dans une nouvelle ville pour mes études en septembre dernier. Je n’y connais personne […] et je suis seule. Je suis seule et je n’ai pas l’opportunité de voir ni mes professeurs, ni de connaître mes camarades. Je suis seule face à mon écran. Alors lentement mon état s’est dégradé : il est devenu difficile de se lever le matin, difficile de contenir ses larmes toute la journée, difficile, puis impossible, de travailler. Comment travailler quand son espace mental est saturé par l’angoisse ? Et cette incapacité à travailler ajoute une autre inquiétude : comment avoir son année ? Comment réussir ses études ? Des questionnements qui, finalement, m’éloignent encore de ma capacité à travailler. Je ne dors plus, j’ai mal partout, je ne fais plus rien, parce que j’ai plus aucune perspective à laquelle me raccrocher. »

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Un objet à visée politique

Conscientes d’avoir la chance d’« évoluer dans un milieu privilégié », les deux initiatrices ont lancé ce projet dans le but de faire connaître la situation du monde étudiant devenue à leurs yeux « une véritable bombe à retardement » mais aussi pour « interpeller le pouvoir politique ». Le document cite d’ailleurs dans son préambule le rapport parlementaire de Sandrine Mörch et de Marie-George Buffet du 16 décembre destiné à « mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse », qui n’a pas eu d’écho significatif. Elles ont déjà fait parvenir le leur à 24 députés grâce à des contacts à Sciences-Po Paris.

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En attendant des réponses autres que de simples signes de soutien, Clara Porter et Anouk Ampe proposent d’ores et déjà « la réouverture en présentiel, pour les étudiant.e.s qui le souhaitent, des cours en amphithéâtres et en TD [travaux dirigés, NDLR] » et que le seuil de présence « soit d’une semaine sur deux pour tous les étudiants, toutes années d’études confondues ». A cette heure, la direction de Sciences-Po Aix, au courant du manifeste en ligne, est restée officiellement muette, le gouvernement a annoncé un retour progressif au présentiel et des premières mesures ; les étudiants excédés ont commencé à manifester en France mercredi 20 janvier.

Avec la boîte noire qu’ont mise en ligne les deux étudiantes d’Aix, il va être de plus en plus difficile d’ignorer qu’un crash est en train de se dérouler sous nos yeux. Les jeunes femmes, qui ont des lettres, en ont déjà écrit l’épitaphe en citant l’auteur autrichien Stefan Zweig : « On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement face au néant ».

Cet article évoque le suicide ou la dépression

Si vous voyez la vie en noir ou avez des idées suicidaires, c’est un signal d’alarme que vous devez prendre au sérieux. Ne restez pas seul : des associations proposent un soutien bienveillant aux personnes déprimées ou confrontées à des idées de suicide, avec des services d’écoute anonymes et gratuits. La permanence téléphonique de SOS Amitié est accessible 24 heures sur 24 au 09 72 39 40 50. Le Fil Santé Jeunes propose lui aussi au 0 800 235 236 un service pour les 12-25 ans sur les thèmes de la santé, de la sexualité, de l’amour, du mal-être, etc.

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