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Pourquoi elles quittent le journalisme

10 min

Jean-Marie Charon, sociologue spécialiste des médias, et Adénora Ramat-Pigeolat, étudiante en droit à l’université Le Havre-Normandie, ont tenté de comprendre pourquoi des journalistes jettent l’éponge. En constituant leur panel, ils se sont retrouvés avec une majorité de femme. Quelles sont leurs motivations ? Décryptage.

Journalistes de guerre. De nombreuses femmes déclarent devoir passer par une expérience de correspondante à l'étranger pour décrocher un poste où les places sont chères. PHOTO : Getty

« J’avais le sentiment de trahir mon métier, ma déontologie, moi-même. » A 49 ans, journaliste chevronnée, Valérie1 a décidé de ranger définitivement sa carte de presse. Comme elle, ils sont de plus en plus nombreux à quitter la profession.

Et ils le font de plus en plus tôt. Il n’est pas rare que cela intervienne dès 35 ans, voire…

 

« J’avais le sentiment de trahir mon métier, ma déontologie, moi-même. » A 49 ans, journaliste chevronnée, Valérie1 a décidé de ranger définitivement sa carte de presse. Comme elle, ils sont de plus en plus nombreux à quitter la profession.

Et ils le font de plus en plus tôt. Il n’est pas rare que cela intervienne dès 35 ans, voire 30 ans, pour quelques-uns. Une recherche du laboratoire Carism (université Paris 2), conduite par Christine Leteinturier, situe la durée moyenne d’une carrière de journaliste à quinze ans2, soit un raccourcissement sensible au cours des deux dernières décennies.

Pourquoi jeter l’éponge aussi vite ? Plusieurs échanges sur le sujet avec des journalistes sur les réseaux sociaux nous ont conduits à mener une recherche qualitative. Un panel de 52 journalistes volontaires, constitué à l’automne, a pu ainsi faire l’objet d’entretiens semi-directifs par mail et visioconférence.

Immédiatement, deux caractéristiques se sont clairement détachées : une surreprésentation sensible des femmes (32 sur 52) et des motivations de départ qui leur sont spécifiques.

Hommes et femmes, mêmes profils

Pourtant, si elles sont nettement plus nombreuses à quitter la profession – soit les deux tiers du panel, alors que les femmes représentent 47,5 % des détenteurs de la carte de presse –, leur profil est assez similaire à celui de leurs collègues masculins qui ont fait le même choix (« Qui sont les journalistes qui quittent la profession ? »). Tout comme eux, elles ont fait des études longues, plus de la majorité ayant au moins un niveau master. Elles ont également pour la moitié d’entre elles suivi un cursus reconnu de formation au journalisme, alors que ce chiffre n’est que de 20 % pour l’ensemble des cartes de presse, selon l’Observatoire des métiers de la presse.

Leurs origines sociales sont comparables, sachant qu’elles sont beaucoup plus diversifiées que l’image communément retenue de la profession : des enfants de CSP+ bien sûr, mais également d’ouvriers et d’employés, certes moins nombreux, pour une majorité de professions intellectuelles et intermédiaires. Elles interviennent également dans l’ensemble des médias, avec une petite sous-représentation dans la presse quotidienne nationale. Les femmes se distingueraient à la marge en étant proportionnellement un peu plus nombreuses en local et en télévision.

Les femmes évoquent le passage obligé par l’étranger comme un moyen d’ouvrir une brèche dans le mur des blocages qui les empêche de décrocher des emplois intéressants et stables

Les seules véritables distinctions dans les profils entre les femmes et les hommes se situeraient, d’un côté, dans les parcours et, de l’autre, au niveau de l’âge.

A propos des trajectoires, il est frappant qu’un nombre significatif de femmes font état d’une période d’exercice à l’étranger. Or, il n’y a qu’un exemple d’homme dans ce cas, tous les autres étant des femmes. Elles évoquent cette option comme un moyen d’ouvrir une brèche dans le mur des blocages qui les empêche de décrocher des emplois intéressants et stables. Il peut s’agir également d’obtenir une rémunération qui permette de vivre de la pige. Tout se passe comme si l’expatriation était le symptôme d’un surcroît de handicap pour les femmes soucieuses de trouver une place dans les médias. Hélas rarement avec succès.

Concernant l’âge, les femmes « partantes » sont sensiblement plus nombreuses chez les quarantenaires et principalement les 40-45 ans. Cette particularité est loin d’être anecdotique tant elle fait écho à la difficulté de conjuguer le métier et le fait d’être mère.

D’un côté, les maternités ont été reportées pour faire des études longues et sélectives, puis entrer dans une profession difficile d’accès (stages, CDD, piges, etc.) : « Je suis passée à côté de beaucoup de choses… Je n’ai pas d’enfant, ni de famille, parce que j’ai consacré toute mon énergie pour arriver à me faire une place dans cette jungle », déclare l’une d’elles en abordant la quarantaine. De l’autre, revient le sujet critique d’élever des enfants avec les contraintes du métier (horaires, permanences, astreintes diverses).

« Je suis devenue maman, il y a dix mois. La pige et maman, c’est compliqué à gérer au quotidien. Je venais d’être maman… ma priorité, c’était ma famille. »

A cela s’ajoute, pour certaines, l’obligation de suivre leur compagnon au gré de mutations. Ici revient surtout la question de devoir retrouver une activité en région, dans des villes mêmes importantes (Lyon, Bordeaux, Toulouse…) où les emplois de journalistes sont plus rares ou des contenus d’activités non souhaitées, sans parler du passage fréquent par la case précarité et l’effondrement des rémunérations.

Perte de sens et conditions de travail dégradées

Les femmes qui ont quitté la profession sont les plus nombreuses à exprimer déception et désenchantement à l’égard du métier. Une voie, souvent choisie comme « métier passion ».

Cette amertume prend d’abord la forme de ce que les unes et les autres qualifient de « perte de sens » : « J’ai perdu tout sens de mon travail », avance l’une, « je ne voyais plus de sens [au regard] du journalisme qui me plaît », déclare une autre. Une troisième regrette « une pratique journalistique aux antipodes du métier ». Une perte si profonde qu’une des interviewées pense d’ailleurs s’être reconvertie « pour retrouver du sens ».

Ce sont aussi les femmes qui font le lien entre la perte de sens et les conflits avec l’éthique du journalisme : « Je n’ai déontologiquement pas adhéré au traitement que j’ai dû faire. »

De là à ce que surgisse le ressentiment, le pas est franchi : « Je suis très en colère… », au point de susciter la répulsion : « Même si la passion est présente… le métier me dégoûte aujourd’hui » ou « j’étais dégoûtée du milieu journalistique en général ».

Ce sont également les femmes qui, parmi les « partants » du journalisme, évoquent le plus souvent et avec le plus de force les conditions de travail pour expliquer leur décision. Elles expriment leur sentiment d’une évolution négative.

Il y a, d’abord, les questions de l’intensité et de la charge de travail : « Les journalistes doivent être dispos 24 heures sur 24 et corvéables à merci », selon les termes de l’une d’elles ; qu’il s’agisse du « nombre de sujets à fournir chaque jour » ; de la durée de l’activité (« une cinquantaine d’heures hebdomadaires » ; des horaires « contre-nature », « l’enfer des horaires décalés » ; de l’organisation « en Web, ce sont les 3x8 » ; sans compter la confrontation à « la violence » des rapports, avec la hiérarchie, mais aussi entre journalistes.

D’autres déplorent la nature du contenu de cette activité, répétitif, sans la moindre « valeur ajoutée ». Certaines dénoncent « ce putain (sic) de copier-coller de dépêches AFP, permanent » ou reprennent l’image « d’ouvriers de l’info ».

Pour celles qui sont confrontées à la précarité, reviennent, de manière récurrente, les « successions de CDD », de piges, sinon des CDD d’usage (CDDU), parfois pour occuper des postes de permanentes, voire « les promesses non tenues de CDI », quand il ne faut pas rappeler ses « droits et notamment la loi Cressard »3.

Plusieurs d’entre elles subissent, enfin, les répercussions de l’instabilité et de la fragilisation du secteur, avec des dépôts de bilan « à répétition » et fermetures de titres de presse.

Femme, un handicap

Pour plus d’une femme sur deux du panel d’entretiens étudiés, « être une femme est un réel handicap dans cette profession ». Concrètement, les journalistes interrogées décrivent un harcèlement, sous toutes ses formes. Il est le plus souvent verbal, fait de multiples réflexions, déclarations, situations stressantes et dévalorisantes, avec d’importants effets psychologiques : « dénigrement de mes compétences, mises en difficulté volontaires… », « une campagne de dénigrement à mon encontre de la part de la direction ».

Il revêt aussi parfois des formes d’expression physique, de gestes violents, des « insultes, coups de poing assenés sur le bureau avec la volonté de me terrifier ». Même si cela est moins souvent évoqué, il est fait état d’un certain nombre de dimensions sexuelles : « rédacteur en chef aux mains baladeuses, réflexions d’un chef de service sur ma poitrine ». Un phénomène qui n’est pas réservé à la journaliste de base, puisqu’il va être évoqué également par d’anciennes cheffes de services, rédactrices en cheffe adjointes…

« Je suis traitée comme une enfant avec des surnoms comme "ma mignonne" qui me gênent »

Assez logiquement, le harcèlement se combine avec l’expérience de différentes formes de discriminations. Les plus jeunes se plaignent d’avoir été infantilisées, « traitée comme une enfant » avec des « surnoms comme "ma mignonne" qui me gênent ». Les plus âgées sont précisément trop âgées. Quant aux quarantenaires, elles peuvent se voir reprocher leurs maternités.

Le sexisme prend le plus souvent la forme de « blagues » qui, pour certaines, vont se doubler de racisme (couleur de peu, origine), de la part de la hiérarchie, de collègues, mais aussi – ce qui est moins souvent évoqué – de sources et d’interlocuteurs sur le terrain. Il a également une traduction matérielle : « A X4, les femmes évoluent bien plus lentement, donc sont payées beaucoup moins » ; « j’ai l’impression qu’il y a un plafond de verre, que je n’arriverai jamais à percer ».

Jusqu’au burn-out

Un nombre important de femmes, mais aussi d’hommes ayant arrêté le métier font référence à une « fatigue » qui les a gagnés, jusqu’à « l’épuisement », un sentiment « d’usure ». Les femmes sont les plus nombreuses à déclarer avoir été trop loin, jusqu’à ce que leur santé soit menacée (« vous êtes en train de mettre votre santé en danger », avertit le médecin du travail), voire durablement altérée. Certaines ont dû recourir à des « mi-temps thérapeutique », voire à « des années d’arrêts de travail ».

« J’ai craqué chez le médecin qui m’a mise sous antidépresseurs et anxiolytiques », raconte l’une d’elles. Le qualificatif qui revient le plus souvent est celui de « burn-out », qu’elles n’ont pas vu ou pas voulu voir venir : « Je ne me rends pas compte que je suis en burn-out. »

A ces syndromes d’épuisement, troubles psychosociaux, dépressions, s’ensuivent là encore des arrêts de travail : « burn-out… arrêt de travail pendant trois mois » et surtout un accompagnement psychologique5 : « Il m’a fallu beaucoup de temps et de séances psy… » Un accompagnement qui peut se poursuivre des années après avoir quitté la profession : « Je vais chez le psy tous les quinze jours », confie une ancienne cadre de presse locale.

Parmi les journalistes du panel, beaucoup ont déjà quitté le journalisme depuis un certain nombre d’années, mais ils sont aussi une poignée à l’avoir fait à cause de la crise sanitaire. Et, là encore, les femmes sont nettement plus nombreuses. L’effondrement des commandes – et avec elles des revenus –, ainsi que l’arrêt de toute activité les ont poussées à réfléchir sur le métier, son déroulement, le vécu personnel et familial. De quoi faire pencher la balance dans le sens de la reconversion. Il est malheureusement bien possible que le deuxième confinement amplifie encore ce mouvement6.

  • 1. Le prénom de cette journaliste, interrogée dans le cadre du panel, a été modifié.
  • 2. Christine Leteinturier, « Continuité/discontinuité des carrières de journalisme », Recherche en communication n° 43, 24/10/2016.
  • 3. Cette loi qui date de 1974 reconnaît aux pigistes le statut de salarié de l’entreprise de presse dès lors qu’il existe une certaine régularité des publications. Ils bénéficient donc des avantages accordés aux journalistes permanents et ont droit à des indemnités de départ.
  • 4. Anonymisation des noms de personnes et d’entreprises, correspondant à un engagement de confidentialité.
  • 5. Voir Larevuedesmédias.ina.fr : « Entretien Jessica Zabollonne-Hasquenoph : "Un journaliste dit pouvoir admettre que son métier est en train de le dévorer" », 04/12/2020.
  • 6. Pour rappel, le « Baromètre social 2020 » des Assises internationales du journalisme faisait le constat d’une accélération de la baisse du nombre de journalistes, en France (voir journalisme.com), soit 892 départs, contre une moyenne annuelle de 371 depuis 2009.

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Commentaires (4)
BAUDOIN 15/03/2021
En dehors de la pertinence réelle de cet article (bien que les aspects éthiques, la perte du "sens du métier" ne soient qu'à peine effleurés), pourquoi adopter cette mode d'écrire "les quarantenaires" alors que le mot juste est "quadragénaires". Les termes "quarantenaire, cinquantenaire, etc. sont maintenant employés pour désigner des classes d'âge, alors que normalement ils désignent des dates anniversaires. Par pitié, ne participez pas à l'appauvrissement et à l'abêtissement de notre langage !
Dc 11/01/2021
c'est vraiment une perte inestimable, perdre une femme c'est perdre une alliée dans la bataille de la parité, et permettre de réparer cette sociéte si mal en point .
Thibaut 08/01/2021
Julia Cagé, économiste super top, à développé des propositions très intéressantes sur la question du modèle économique de la presse, mais suppose un investissement public significatif. Et là les conditions pourraient être réunies pour que les femmes et les hommes s’y sentent mieux.
Thibaut 08/01/2021
En dehors de la violence au sein des entreprises de presse et du machisme intolérable qui y est present, tous les autres éléments me semblent une évidence depuis longtemps, et je m’étonne souvent que ce super métier attire autant car tres peu de journalistes peuvent l’exercer dans les règles de l’art, tant les contraintes économiques sont fortes. En clair très peu de journaux permettent d’avoir le temps de développer les sujets, enquêtes... car les lecteurs ne paient pas assez. ...
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