Menu
Libération
TRIBUNE

Nous, enseignants, sommes trop seuls pour toutes ces batailles

Par où commencer, quand il faut tout reprendre, tout déconstruire. Comment faire, quand on ne donne au corps enseignant que des bouts de ficelle, des demi-heures de soutien ?
par Une enseignante d'un collège du 93
publié le 2 février 2021 à 20h12
(mis à jour le 2 février 2021 à 20h54)


Je suis enseignante dans un collège. C’est un collège classique, qui n’est pas classé REP, qui fait peu de bruit. On y rencontre les mêmes problématiques qu’ailleurs : des classes chaque année plus bondées, des enseignant·e·s fatigué·e·s, chargé·e·s d’heures supplémentaires, une vie scolaire clairsemée, faute de postes suffisants et de conditions de travail décentes, un personnel médico-social débordé… Et au milieu de cela, des élèves, bouillonnant d’énergie, souvent dépassés par ce qu’ils entendent, ressentent, et parfois disent, exigeants, vifs, souvent brillants.

Dans ce collège classique, les disciplines s’enseignent, les «savoirs fondamentaux» se travaillent, mais ce ne sont pas toujours ceux que l’on croit. En filigrane des matières, des mots s’échangent, des valeurs se jaugent, et il n’est pas nécessaire de tendre l’oreille pour saisir ces discours du quotidien : «Ah bon, on peut tomber enceinte en buvant du Redbull  ; «Non mais t’es gay ou quoi  ; «Et toi, avec ta jupe, t’attends qu’on te viole Phrases parfois dites en l’air, souvent reflet du monde des adultes, qui viennent frapper ici de plein fouet des adolescent·e·s qui s’interrogent, qui se cherchent, et qui se brisent. On a alors besoin de temps, d’énergie, de ressource, pour leur permettre de se réapproprier leur corps. On a besoin de temps, d’attention et de soutien, pour réparer les dommages et restaurer les confiances. On a besoin de temps, d’heures de débats, d’écoute et de partage, pour déconstruire ce qui se passe quand l’excitation monte, que la frustration gagne et qu’on se retrouve à dire des horreurs à celle qu’on voulait probablement séduire.

Une belle idée qui n’existera que sur le papier

Mais ce temps précieux, d’autres sujets le réclament, car c’est aussi dans ce collège classique que Djibril (1) suivait ses cours l’année dernière. Djibril, ce garçon de 15 ans retrouvé dans une cave tuméfié, poignardé, victime d’une vieille guerre de quartiers qui impose que régulièrement des jeunes d’une ville s’arment de barres de fer, de battes et maintenant de couteaux pour aller fracasser leurs voisins. Le maire de la ville a annoncé qu’il préparait avec son homologue limitrophe plusieurs actions pour enrayer cette violence, en impliquant les services de police, les associations de quartiers et les établissements scolaires. Fort bien ! Il va en falloir en effet, des projets éducatifs, pour réconcilier ces deux villes ennemies, il va en falloir, de l’accompagnement consciencieux pour que nos élèves s’approchent, se parlent et s’écoutent, qu’ils apprennent finalement à vivre ensemble.

Ah, mais voilà : du temps, des heures, de la disponibilité, il n’y en a pas. Les caisses sont vides, a-t-on annoncé lors du dernier comité académique chargé de discuter de la répartition horaire globale des établissements, cette fameuse enveloppe qui dicte nos conditions de travail.

Mon collège fait peu de bruit. Il est donc placé parmi les tous derniers du département en termes d’heures rapportées au nombre d’élèves. Nous perdrons, à la rentrée prochaine, deux classes, ce qui fera monter nos effectifs à 28 minimum sur deux niveaux. Voilà de bonnes conditions pour mener des débats pertinents, pour faire dialoguer nos élèves ! Des postes seront supprimés, des enseignant·e·s qui s’étaient investi·e·s dans la vie du collège partiront et nous accueillerons des remplaçant·e·s, écartelé·e·s entre plusieurs établissements, n’ayant le temps de rien, parfois même pas de manger. Voilà de bonnes conditions pour monter des projets d’établissement ambitieux, répondre à de sanglantes guerres locales ! Nous n’aurons plus non plus d’heures pour développer des projets, même plus assez pour mettre en œuvre le fameux programme d’éducation à la sexualité dont l’application est obligatoire, mais qui ne dispose ni d’heures fléchées, ni de formation automatique des enseignants. Une belle idée qui n’existera que sur le papier, encore.

Trop de batailles

Cet après-midi, j’étais donc sous la pluie. Je distribuais des tracts pour les familles, les alertant de ce cauchemar qui se trame, année après année, de ces moyens si peu à la hauteur de leurs enfants. Je pensais à mes élèves, anciens et présents, à ces conflits qui les agitent et qui les blessent. Je pensais à leur résilience, à leur intelligence, aux débats qui les animent et qui ne demandent que de l’espace pour s’exprimer, pour un peu qu’on leur fasse confiance. Je pensais aux caisses soi-disant vides, et à mon cher ministre qui a, pour la deuxième année consécutive, rendu 200 millions d’euros à l’Etat, 200 millions budgétés pour mes élèves, pour Djibril, pour l’élève de cinquième de l’année dernière qui ne savait toujours pas lire et pour lequel nous n’avions aucune solution… J’étais là, avec mes tracts, et j’étais désespérée.

On n’imagine pas l’énergie qui est déployée par ces enfants, par les adultes qui les entourent, par un établissement. Mais même les plus grandes volontés rencontrent leurs limites quand elles mènent trop de batailles, et qu’elles sont trop seules. Par où commencer, quand il faut tout reprendre, tout déconstruire, expliquer aux enfants que ce n’est pas en poignardant un autre qu’on devient un homme, et que ce n’est pas en lui parlant de viol qu’on séduit une jeune fille ? Et comment faire, quand on nous donne, pour toutes armes, des bouts de ficelle, des demi-heures de soutien ?

C’est un combat qui broie ses combattant·e·s car en attendant, moi, je les vois tous les jours ces jupes vacillantes, ces élèves qui ressassent des mots qui les entravent et dont personne ne les libère, ces garçons qui griffonnent de leur écriture d’enfant le nom de la ville rivale, inconscients de l’engrenage qui les attrape.

Et notre ministre, dans son bureau du VIIe arrondissement, lorsqu’il rend 200 millions d’euros, rend des heures, rend du temps, les voit-il ?

(1) Le prénom a été modifié.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique