Publicité
Critique

Un salaire juste pour des métiers utiles

La crise du Covid débouchera peut-être sur une nouvelle ère en matière de reconnaissance des activités essentielles. Rien n'est écrit. Mais les pressions sont fortes en faveur de rémunérations décentes et d'une considération plus élevée pour des professions auparavant décriées, aujourd'hui honorées.

Le sujet des conditions de rémunération des travailleurs dits de première ligne ou de deuxième ligne comptera certainement parmi les points majeurs de l'élection présidentielle de 2022.
Le sujet des conditions de rémunération des travailleurs dits de première ligne ou de deuxième ligne comptera certainement parmi les points majeurs de l'élection présidentielle de 2022. (Martin Bureau/AFP)

Par Julien Damon (sociologue, chroniqueur aux « Echos »)

Publié le 5 févr. 2021 à 07:36

Vieux thème que celui du juste salaire. Les théories visant à établir les fondements d'une juste rémunération puisent jusqu'à Saint Thomas d'Aquin. Plus concrètement, l'Organisation internationale du travail (OIT) et sa définition du travail décent, appuyée sur la Déclaration universelle des droits de l'homme, devraient suffire. Le thème prête habituellement aux incantations. La période donne l'occasion de nouvelles réflexions et propositions.

De nouveaux équilibres nécessaires

Le sociologue américain Jake Rosenfeld l'affirme. Non, nous ne sommes pas vraiment payés selon ce que nous valons. Les mieux rémunérés, en se surestimant souvent, comme les moins bien payés, se sous-estimant parfois, se trompent. Notre expert ne verse pas dans l'habituelle richophobie. Il souligne simplement l'incontestable progression du travail mal rémunéré et déconsidéré. Avec des travailleurs qui ne peuvent plus joindre les deux bouts, sauf à exercer, par exemple dans le secteur des soins à domicile, bien au-delà du plein-temps moyen. Rosenfeld revient sur le cas des routiers qui, presque deux fois plus productifs aujourd'hui qu'ils ne l'étaient dans les années 1970, ont vu leurs salaires baisser significativement en termes réels. La pression concurrentielle et le déclin de la syndicalisation expliquent, en partie, cette dégradation. Celle-ci se retrouve dans d'autres secteurs, manufacturiers traditionnels ou numériques modernes. Le patronat, incarné par exemple par Elon Musk, préfère des gadgets proposés aux salariés que des syndicats. Les difficultés s'avèrent particulièrement sévères pour les actifs à faibles qualifications.

Publicité

Alors que faire ? Parmi ses observations originales, le sociologue rapporte que les Américains, à rebours de ce que l'on pense d'eux en France, sont réticents dès lors qu'il s'agit de parler de leurs revenus. Dans un univers où grilles de rémunération et conventions collectives n'ont pas la même importance qu'en France, et où le secret salarial est une affaire très importante, il plaide pour que les rémunérations soient publiques, au moins plus aisément accessibles. Une telle publicité pousserait à davantage d'équité.

Plus classiquement, Rosenfeld soutient la nécessité d'un salaire minimum plus élevé , le rééquilibrage de la part des revenus versés aux dirigeants et le renforcement du rôle des syndicats. Il ne décrit pas de façon détaillée les voies et moyens pour atteindre tout cela. Mais il met en avant la puissance du choc Covid sur la nécessaire reconsidération de ces sujets, de ces emplois et de ces personnes. Les activités « essentielles » (à périmètre toujours discutable) ont été célébrées. Les constats à la Rosenfeld prennent plus de poids. De nombreux actifs sont bien trop mal payés et disposent de couvertures sociales inexistantes ou imparfaites alors qu'ils sont salutaires : chauffeurs de camion donc, mais aussi aides ménagères, épiciers de quartiers, aux horaires étendus et aux rémunérations étriquées. Toutes leurs tâches n'ont pas intrinsèquement à être sous-payées et sous-appréciées. Un monde où ils seraient mieux payés n'est pas un rêve. Dans le passé beaucoup l'étaient. Certains le demeurent aujourd'hui. Tous devraient l'être à l'avenir. « Ils méritent plus que des applaudissements, résume Rosenfeld. Ils méritent d'être mieux payés ».

Soutenir le « back-office » de la société

Les tensions sont similaires en France. Conditions de travail, conditions de protection sociale (en particulier pour les indépendants) et conditions de rémunération doivent s'améliorer pour les travailleurs dits de première ligne ou de deuxième ligne. Denis Maillard, un expert du social passé par la philosophie politique, estime qu'il faut fortement revaloriser ce qu'il baptise le « back-office » de la société. Il intègre dans son expression tous ces emplois utiles mais invisibles ou mal-vus, dans la logistique, les soins, la police. Il compte également les tâcherons du télétravail totalement subordonnés au numérique. Certaines de ces fonctions ont nourri le mouvement des « gilets jaunes » puis les applaudissements pendant le premier confinement. Maillard, sans recette miracle ni potion magique lui non plus, estime qu'il y a là, bien entendu, un sujet de revalorisation des revenus, mais aussi un sujet de représentation politique et professionnelle. Comme Rosenfeld, il lui semble essentiel que de nouvelles régulations professionnelles s'étendent. De façon plus inédite, il pense, à juste titre, que l'absence de ces catégories sociales dans la fiction et les séries est très préjudiciable. C'est de salaire qu'il s'agit. D'imaginaire aussi. Le sujet comptera certainement parmi les points majeurs de l'élection présidentielle de 2022. Autant bien y réfléchir. Ce à quoi nous aident ces deux textes de formats et d'horizons différents mais aux constats et épilogues largement convergents.

Jake Rosenfeld, « You're Paid What You're Worth. And Other Myths of the Modern Economy », Harvard University Press, 2021, 364 pages.

Denis Maillard, Indispensables mais invisibles ? Reconnaître ceux qui font marcher la société, L'Aube/Fondation Jean Jaurès, 2021, 95 pages.

Julien Damon

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité