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L’enquête

Concours : les grandes écoles amorcent le virage de la discrimination positive

Les grandes écoles disent mobiliser toutes leurs forces en amont des épreuves pour aider et encourager les élèves de milieux défavorisés à postuler. Elles avaient, pour l'heure, refusé de toucher au sacro-saint concours. Le virage est désormais enclenché.

Au concours des écoles de commerce, l'idée d'une double barre d'admissibilité pour les candidats boursiers fait son chemin.
Au concours des écoles de commerce, l'idée d'une double barre d'admissibilité pour les candidats boursiers fait son chemin. (SIPA)

Par Florent Vairet

Publié le 18 févr. 2021 à 12:18Mis à jour le 22 févr. 2021 à 05:38

Ils ont pourtant cherché. CentraleSupélec et la junior entreprise de l'école d'ingénieurs ont épluché les résultats des candidats des cinq dernières éditions du concours. Et rien. Pas de trace d'un quelconque biais se cachant dans les épreuves écrites. Filles comme étudiants boursiers, deux populations qui font cruellement défaut, réussissent peu ou prou de la même façon que le reste des candidats. Ce n'est qu'en analysant les résultats des épreuves orales que des signes sont apparus.

Les boursiers réalisent de moins bonnes performances, surtout en langues et à l'épreuve de travaux d'initiative personnelle encadrés (Tipe), un dossier préparé durant les deux années de classe préparatoire. Difficile pour l'école d'expliquer ces différences de manière rigoureuse, mais des hypothèses sont sur la table : un étudiant boursier part en moyenne moins en séjour linguistique qu'un enfant de CSP +. De même, l'encadrement lors de l'élaboration du Tipe serait moins optimal.

Recrutements universitaires

Ce constat vient tout juste d'être posé par la prestigieuse école d'ingénieurs, l'étape d'après sera d'identifier les aménagements possibles dans le concours. Mais l'objectif posé par le conseil d'administration de l'école est clair : passer de 17 % à 25 % d'étudiants boursiers d'ici à cinq ans.

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« Nous avons réalisé les premières simulations, et un aménagement des épreuves de langues et de Tipe se traduirait par une augmentation de 1 à 2 points », explique Olivier de Lapparent, chef de cabinet du directeur général et référent « ouverture sociale » de CentraleSupélec. Si aucune révolution n'est à attendre sur le concours prépa, la direction sait déjà que le gros du travail se fera sur les recrutements universitaires, pour passer de 50 à 120 étudiants d'ici à cinq ans (sur une promo de 700).

Plus de recrutements à l'université, moins en prépa

En attendant, certaines écoles ont déjà acté des changements. On ne cite plus Sciences Po Paris, qui s'illustre depuis vingt ans par des mesures d'ouverture sociale forte . Depuis la création des conventions éducation prioritaire (CEP) en 2001, l'école de la rue Saint-Guillaume a d'abord supprimé l'épreuve de culture générale jugée trop discriminante socialement .

En 2021, et son entrée sur Parcoursup , Sciences Po a tout simplement dit adieu à ses épreuves écrites et soumet désormais tous les candidats à la même procédure, mais ceux provenant des CEP qui seront évalués de façon séparée. 10 % des places leur sont réservées. L'objectif est de porter ce chiffre à 15 % dès cette rentrée et de doubler le nombre de lycées partenaires d'ici à 2023. La prochaine promotion d'admis en première année devrait compter une proportion de boursiers à hauteur de 30 %.

Avec un tel volontarisme, elle relègue ses consoeurs, les grandes écoles, à des acteurs quelque peu inertes. Une inertie malgré tout dommageable : elles sont, aujourd'hui, dans le viseur du ministère de l'Enseignement supérieur, qui les incite régulièrement à proposer des mesures d'ouverture sociale… sans jamais les contraindre. Mais ce lobbying commence à payer. En octobre 2019, un groupement des grandes écoles les plus sélectives a remis un rapport à la ministre de l'Enseignement supérieur Frédérique Vidal. Parmi les propositions qui touchent directement aux concours, les écoles proposaient un malus pour les élèves redoublant leur deuxième année de classe préparatoire, sauf pour les boursiers. Des discussions sont encore en cours avec l'exécutif, afin d'évaluer la faisabilité juridique du projet.

Augmenter la diversité sociale

Dans ce rapport, l'Ecole polytechnique avait proposé d'augmenter le recrutement via la voie universitaire. C'est en cours, même si cela reste timide. Concernant les candidats universitaires français, l'objectif est de passer leur nombre de 23 en 2018 à 32 en 2021, sur 431 élèves recrutés au total. L'objectif du recrutement universitaire est d'augmenter la diversité sociale, répond la direction de l'école, qui appréhende cette voie comme une passerelle pour permettre à « des étudiants brillants de l'université de rejoindre l'X, qui ne passerait plus à côté de ces talents ».

Mais cette augmentation est lente et laborieuse. La plus célèbre des écoles d'ingénieurs veut maintenir un niveau de sélectivité et d'excellence élevé. Pour cela, elle préfère d'abord augmenter le nombre de candidats avant d'ouvrir les places. En amont du concours 2020, des élèves de l'X sont allés promouvoir Polytechnique, en particulier hors Ile-de-France, dans plusieurs universités affichant un fort taux de mentions « très bien » au baccalauréat. Cela a participé à l'augmentation de 23 % du nombre de candidats au concours universitaire 2020.

Une double barre d'admissibilité pour les boursiers

Les écoles de commerce ont, depuis longtemps, ouvert les vannes du recrutement parallèle en université, mais, depuis quelques années, la diversité plafonne, comme le montrait l'étude de l'Institut des politiques publiques publiée en janvier. Seuls 9 % des étudiants des grandes écoles (commerce et d'ingénieurs) étaient issus de catégories socioprofessionnelles (CSP) défavorisées, alors qu'ils représentent plus d'un tiers de l'ensemble des jeunes âgés de 20 à 24 ans. « On est désormais au pied du mur pour prendre des mesures plus importantes », confie un responsable d'une école de commerce.

L'Edhec, par exemple, prévoit une bonification à l'admissibilité pour les étudiants boursiers dès l'année prochaine, sans donner plus de détails. A l'emlyon, aucune décision n'est prise, mais on assure que des mesures rentreront en vigueur à l'horizon de 2023. La direction trouve intéressante la proposition de l'Essec, qui consiste à instaurer une double barre d'admissibilité pour les candidats boursiers, et ainsi repêcher ceux qui ont échoué de quelques points.

« Un certain nombre de jeunes, boursiers mais, plus largement, provenant de la diversité sociale et territoriale, frôlent la barre d'admissibilité, et, par conséquent, ne sont pas admis, alors que dans leur parcours, ils viennent de plus loin que les autres », constate Chantal Dardelet, responsable de la démarche de transition environnementale et sociale à l'Essec. Et d'expliquer : « Il y a une telle concentration de candidats autour de la barre d'admissibilité que ça se joue à quatre fois rien. Cette mesure apportera de la diversité. »

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Des vérifications juridiques sont, là aussi, en cours pour s'assurer qu'elle ne constitue pas une rupture d'égalité entre candidats, mais l'école est déterminée à la mettre en place pour l'édition 2022 du concours. « Une question de justice sociale et une condition sine qua none pour construire le monde de demain, assure Chantal Dardelet. Certains jeunes issus de la diversité travaillent en parallèle dès le lycée. Ils ont en moyenne une maturité plus forte. Ils jonglent entre les milieux et développent des compétences de 'caméléon' très intéressantes, que n'ont pas forcément ceux qui ont une vie plus calme, plus centrée sur l'école et l'académique. »

Un bonus aux candidats dont les parents n'ont pas accédé à l'enseignement supérieur

L'Ecole normale supérieure de Paris n'est pas en reste sur l'ouverture sociale et a décidé de taper fort. L'école de la rue d'Ulm avait déjà créé en 2015 une filière de recrutement dédiée aux candidats venant de l'université. Une filière qui fournit 10 points de plus de boursiers que le concours prépa, mais aussi plus de filles scientifiques, et plus de diversité territoriale. Le succès est tel que l'école recrute désormais 40 % (!) de ses promotions via cette voie d'accès.

Poussée, elle aussi, par la pression de l'opinion publique, elle a audité son concours, qui, en 2020 et en l'absence d'épreuves orales en 2020, avait fait une place plus grande aux candidates . Finalement, concernant la place des filles, aucune anomalie n'a été identifiée, mais un biais est bel et bien présent qui pénalise la diversité sociale. Les boursiers représentent 27 % des candidats, mais seulement 20 % des admissibles.

La volonté est donc de donner « un coup de pouce ». Un système de bonification à l'écrit est à l'étude. Les points accordés seront proportionnels à l'échelon de bourse. « Le jury d'admission ne saura rien de cela, prévient Marc Mézard, directeur de l'ENS-PSL. Les candidats seront reçus avec la même qualité de concours. On ne veut surtout pas qu'ils soient stigmatisés. On donne simplement une petite chance supplémentaire à ceux qui ont connu des handicaps sociaux. »

Mais ce n'est pas tout ce que prévoit l'école. Mesure inédite, elle veut affiner le niveau de bonus en fonction du niveau d'études atteint par les parents du candidat. « Un coup de pouce sera accordé aux primo-accédants à l'enseignement supérieur », dévoile Marc Mézard. Ces mesures, qu'il souhaiterait voir mises en place en 2022, pourraient se traduire par une quinzaine de boursiers en plus admis à l'ENS. Objectif : passer de 21 % à 30 % d'ici à 2025.

Nous avons une responsabilité, et, à chaque échelon, il faut être capable de donner ces petits coups de pouce.

Marc Mézard, directeur de l'ENS-PSL

Réticences

Toutes ces mesures seront saluées par le ministère de l'Enseignement supérieur et une partie de l'opinion. En revanche, les diplômés des grandes écoles sont vent debout. « Les alumni sont les plus conservateurs, ils se sentent les gardiens du temple », confie une directrice d'école, qui préfère rester anonyme. A l'emlyon, on reconnaît qu'ils sont nombreux à faire part de leur réticence. « La bonification ne suscite pas un accueil très positif, admet Sylvie Jean, directrice du programme grande école de l'école. « Les non-boursiers ont l'impression que les boursiers vont leur piquer la place, mais si on augmente d'autant le nombre de places, ça ne changera rien pour eux », ajoute un directeur.

Le récent Bureau national des étudiants en école de management (BNEM) a lancé une étude sur le sujet. Le résultat est sans appel : parmi les étudiants boursiers passés par une classe préparatoire, 70 % refusent l'idée d'une bonification au concours. Et 64 % se prononcent contre la proposition du rapport Hirsch, qui consiste à accorder un bonus aux élèves issus d'une classe prépa au taux de boursiers élevé. « Les quotas et les bonus sont un saupoudrage cynique, estime Etienne Loos, président du BNEM. On fait croire qu'il y aura une ribambelle de boursiers, mais on touche en réalité ceux qui ont déjà accès à la classe prépa. Il faut travailler en amont. » Mais ne rien faire, sous prétexte que les grandes écoles arrivent en fin de formation, serait la solution de facilité pour Marc Mézard de l'ENS. « Nous avons une responsabilité, et, à chaque échelon, il faut être capable de donner ces petits coups de pouce. »

Les responsables, entendant ces réticences, n'excluent pas le risque du manque de légitimité ressenti par les bénéficiaires de cette discrimination positive. L'autre risque, encore, est d'envoyer le message que la sélectivité, et in fine le diplôme, seraient bradés. Cette crainte, Chantal Dardelet de l'Essec la bat en brèche. « C'est en réalité faire évoluer le diplôme pour aller vers les compétences dont on a besoin, pour que le manager réinvente les problématiques environnementales et sociétales… pour cela, on a besoin de tout le monde ! » martèle celle qui est aussi responsable du groupe « ouverture sociale » de la Conférence des grandes écoles.

Une réforme du bac favorisera-t-elle la diversité sociale ?

Cette peur d'une perte d'attractivité explique en partie que, pour l'heure, seules les plus sélectives ont osé émettre l'idée de toucher au concours, celles qui ne craignent pas les « qu'en-dira-t-on » sur la réputation du diplôme. Certaines mettent en place des dispositifs plus timides. L'EM Strasbourg a, par exemple, instauré cette année un nouveau dispositif d'admission par dossier : 20 places dédiées aux candidats dans une situation de santé ou socio-économique fragile.

A noter que la réforme du bac pourrait quelque peu rebattre les cartes de la diversité sociale, à en croire le ministère de l'Enseignement supérieur. Par exemple, l'X prévoit d'accueillir, tout comme les quatre autres écoles de l'Institut polytechnique de Paris, dès 2023, les élèves de la nouvelle filière MP2I (mathématique, physique et informatique) créée dans le sillage de la réforme du bac. Or, cette filière pourrait attirer des profils avec une plus grande diversité géographique et sociale. Les 26 classes préparatoires qui ouvriront en septembre prochain ont été, selon le ministère, réparties sur l'ensemble du territoire pour permettre un équilibre entre Paris et les régions. Enfin, les lycéens issus de milieux défavorisés sont plus représentés dans l'option maths-numérique et sciences informatiques en terminale qu'au sein de l'option maths-physique. Verdict en 2023.

Macron lance « Prépa Talents » pour rendre la fonction publique plus inclusive

La diversité dans la fonction publique est l'un des piliers de l'agenda en faveur de l'égalité des chances que le chef de l'Etat cherche à promouvoir. Le 11 février, il a annoncé la mise en place d'une nouvelle voie « Talents », réservée à des jeunes d'origines modestes ou des quartiers défavorisés, qui disposeront de quelques places à l'Ena, et dans quatre autres écoles de hauts fonctionnaires. Contrairement à ce qu'il s'était engagé, l'Ecole nationale d'administration ne sera pas supprimée.

Florent Vairet

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