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Le blues des hommes à l'ère des quotas

Les politiques de parité, qui visent à réduire les inégalités femmes-hommes en entreprise, sont globalement encensées pour avoir prouvé leur efficacité. Mais sur le terrain, la discrimination positive ne fait pas toujours consensus…

Quand ils estiment que cela se fait au détriment de leur carrière, certains hommes se sentent sacrifiés.
Quand ils estiment que cela se fait au détriment de leur carrière, certains hommes se sentent sacrifiés. (iStock)

Par Ariane Blanchet

Publié le 22 févr. 2021 à 12:30Mis à jour le 13 févr. 2023 à 16:18

« Aujourd'hui, est-il seulement possible de faire carrière quand on est un homme blanc hétérosexuel ? » La question fera bondir celles et ceux qui se battent pour plus d'égalité en entreprise. Elle a également fait des remous quand un salarié l'a posée lors d'une formation organisée par le cabinet de conseil en innovation sociale Alternego. La formation s'est interrompue et a laissé place à un débat pour le moins houleux.

Marie Donzel, consultante en charge de la formation, raconte la scène : hommes et femmes déjà bien au fait du sexisme rappellent à l'intervenant ses privilèges, soutenus par quelques hommes plus âgés, ayant déjà « fait carrière ». Dans la mêlée, des femmes prennent la parole pour le défendre et réaffirment leur refus d'être promues en tant que « femmes quotas ». On se retrouve alors dans une situation où celles pour qui ces mesures ont été instaurées choisissent de les combattre. La confusion s'ajoute à la tension.

Un manque de sensibilisation sur les stéréotypes

Une scène assurément rejouée dans beaucoup d'entreprises, tant la question de la discrimination positive a le vent en poupe depuis quelques années. En 2011, quand la loi Coppé-Zimmermann est votée, « la question de la parité en entreprise est saisie avec beaucoup d'optimisme », se souvient Marie Donzel. Dirigeants, actionnaires et directions de la communication comprennent que la parité peut être un levier de performance. On se demande, parfois avec inquiétude, si le vivier de femmes est suffisant pour répondre à l'ambition. Mais pour cette spécialiste des questions d'égalité professionnelle, « la gestion des conflits engendrés a été évacuée », alors qu'elle nécessite un long travail de sensibilisation sur les stéréotypes de genre en entreprise.

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« Comprendre que les femmes n'ont pas autant de chances que les hommes dans leur carrière, que le jeu est à la base inégalitaire, c'est une remise en question longue et fastidieuse », confirme Marc Bernardin, directeur du cabinet de conseil en diversité Accordia. Pour des hommes qui ne perçoivent pas les discriminations indirectes que subissent les femmes, et qui n'ont peut-être jamais ressenti de formes d'exclusion dans leur carrière professionnelle, il est difficile de refréner un sentiment d'incompréhension et d'injustice face au choix de la discrimination positive.

Le sentiment d'être sacrifié

Pierre quittait son poste de directeur d'une filiale quand il a été remplacé par une femme beaucoup plus jeune, qui ne lui paraissait pas avoir l'expérience nécessaire pour cette place particulièrement à risque, politique. Il a dû consacrer du temps à la former et la préparer à sa prise de fonction. Caroline Degrave, sa coach de carrière, raconte qu'il a été effrayé par le fait que son entreprise puisse prendre autant de risques pour ne répondre, selon lui, qu'à des impératifs de mixité professionnelle. Pierre n'en parlera ni au service des ressources humaines ni à ses collègues, mais partira désabusé de son entreprise. Aura-t-il été saisi, comme d'autres, par un certain « blues des quotas » ?

L'application de telles mesures n'est pas toujours dite et assumée de manière transparente dans l'entreprise. Ce qui peut ajouter au malaise. En France, 40 % des salariés qui ont répondu à l'étude de la Women Initiative Foundation pensent que la discrimination positive en faveur des femmes est appliquée par leur employeur. C'est davantage que leurs cousins allemands (15 %) et italiens (25 %). Parmi les clients de Caroline Degrave, en majorité des hommes de quarante à cinquante-cinq ans, cadres dans de grands groupes, plusieurs estiment que des situations de discrimination positive les ont lésés, leur donnant le sentiment que leur entreprise ne prenait pas en considération leur expérience, leur fidélité, leur engagement. « A leur âge, ils sont en attente d'une reconnaissance de l'entreprise, ils souhaitent passer une dernière étape charnière dans leur carrière, qui ne vient pas. »

« Ce ne sont pas des machos », assure Caroline Degrave. Certains sont bien convaincus que les politiques de discrimination positive permettent de rééquilibrer les inégalités sur le long terme. Mais quand ils ont l'impression que cela se fait au détriment de leur propre carrière, c'est une autre histoire. Ils ont le sentiment d'avoir été sacrifiés.

Certains sont aussi convaincus que ces politiques ne s'attaquent pas aux racines du problème et s'expliquent plutôt par une volonté de redorer rapidement l'image de l'entreprise. « Parfois, en voulant faire à tout prix la promotion de femmes, l'entreprise a tendance à les propulser à des postes qui les exposent très vite, alors qu'elles n'ont pas l'expérience requise, et les mettent ainsi en danger, témoigne un client de Caroline Degrave. J'ai été témoin d'échecs alors que les personnes avaient un formidable potentiel. Accompagner les femmes à franchir les étapes pour accéder à des postes de direction est un des fondements de l'égalité des chances qui n'est pas toujours mis en place par les entreprises. A quand une vraie politique de fond ? »

La « gender fatigue », quand tout le monde s'épuise

Quoi qu'il en soit, l'égalité femmes-hommes est un sujet omniprésent en entreprise, en particulier depuis le mouvement #MeToo, note Marie Donzel. « Même les employés pour qui il s'agit d'un sujet annexe y sont malgré eux confrontés tous les jours, à la machine à café, dans la newsletter de l'entreprise, durant une formation… » Cela peut provoquer un effet rebond, une forme d'épuisement mental lié à l'attention constante portée à ce sujet, alors même que les discriminations sont toujours d'actualité.

C'est la « gender fatigue », analysée pour la première fois en 2009 par Elisabeth Kelan, professeure à l'université de Cranfield. D'un côté, les militants se découragent, ils deviennent des acteurs braqués, qui font cercle commun et ne parlent plus qu'à des gens convaincus. De l'autre côté, ceux qui ne sont pas particulièrement sensibles au sujet se mettent à le rejeter en bloc, par inconfort et ras-le-bol. « Même dans les situations d'égalité de traitement, ces employés se mettent à voir des faits de discrimination positive », note Marc Bernardin, du cabinet Accordia. A ce stade, la réduction des inégalités femmes-hommes en entreprise est un casse-tête loin d'être résolu.

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À écouter :

Sexisme ordinaire en milieu tempéré : Sexisme chez les cadres (Un podcast à soi, Arte Radio)

L'entreprise ce monde d'hommes (Les couilles sur la table, Binge Audio)

La violence des hommes qui perdent le pouvoir (Mansplaining, Slate)

Ariane Blanchet

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