Séverine Chauvel

Chercheure en délégation à l’Ined, nous parle de la sélectivité entre masters franciliens.

(Entretien réalisé en février 2021)

Comment s’est déroulée votre recherche ?

Avec mes collègues Marianne Blanchard et Hugo Harari-Kermadec, nous avons cherché à articuler des méthodes quantitatives à partir des données du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (base Système d’information sur le suivi des étudiants, SISE) et des méthodes qualitatives (entretiens et observations de jurys de recrutement à l’entrée du Master 1), afin de saisir les transformations des logiques de sélection dans ce segment de l’enseignement supérieur. Une ethnographie des pratiques de recrutement dans un Master en Biologie m’a ensuite permis de comprendre la façon dont sont évalué.e.s les étudiant.e.s.

L’accès à l’université des bachelie.e.rs s’effectue à travers des outils algorithmiques (plateforme Parcoursup). En revanche l’entrée en Master ne repose pas sur une procédure unifiée mais, depuis la rentrée 2017 (loi du 23 décembre 2016), elle est conditionnée par les « capacités d’accueil ». Un des enjeux est d’expliquer les normes professionnelles partagées au-delà de l’hétérogénéité de pratiques. En outre, le plan « Bienvenue en France » vient de réformer les conditions d’admission des étudiant.e.s étranger.e.s. Sa mise en œuvre a eu un impact sur les demandes étudiantes mais aussi sur les pratiques locales de recrutement.  

Comment se caractérise la sélectivité observée et quelles sont les évolutions constatées au cours des dernières années ?

Nous avons travaillé dans un premier temps sur les évolutions depuis 2009 des origines sociales et scolaires des étudiant.e.s selon les formations, données bien renseignées dans la base SISE. Une différenciation croissante des publics apparaît clairement selon les établissements et les formations. Ce phénomène, déjà bien documenté entre les grandes écoles et universités, a pu ainsi être objectivé au sein même des universités. Notons que cette sélectivité sociale évolue au fil des cursus Licence-Master, en particulier à l’entrée du Master en Île-de-France. Cet accroissement de la sélection scolaire et sociale entre la Licence et le Master varie en fonction des universités. Cette polarisation sociale et scolaire existe non seulement entre les établissements mais aussi entre les cursus disciplinaires des formations de l’enseignement supérieur.

Quelles sont les causes de cette sélectivité et comment expliquer l’accroissement de celle-ci au sein des universités ?

La fermeture sociale observée à mesure de l’avancée dans le cursus universitaire a tendance à s’accentuer au cours du temps. Cette hausse de la sélection sociale au niveau Master indique que la population étudiante des Masters franciliens possède davantage de ressources économiques, sociales et scolaires à la fin de la période étudiée (2018) qu’au début (2009). De ce fait, la réforme de 2016 ne fait que prolonger une tendance préexistante à l’échelle des établissements. Ceci est cohérent avec les entretiens que nous avons menés qui montrent que la sélection à l’entrée en Master était déjà présente auparavant de façon informelle. L’espace universitaire francilien se hiérarchise de plus en plus dès la Licence 1 mais beaucoup plus activement en Master avec la mise en compétition entre établissements que l’on peut saisir avec les classements universitaires, conjuguée à l’augmentation des effectifs étudiants.

Quelles conséquences cette sélectivité a-t-elle et dans quelle mesure les pratiques de recrutement sont-elles affectées ?

Comme Marc-Olivier Déplaude a pu le montrer dans le cas du concours de médecine, la genèse du numerus clausus rejoint « celle d’une “sélection” initialement déniée, puis opérée de manière explicite ». Autrement dit, la fixation d’un nombre limité d’étudiant.e.s vient justifier leur sélection, quand bien même ce nombre serait difficile à atteindre pour certaines formations. Les procédures de sélection dans les Masters observés traduisent la prégnance de la norme professionnelle d’autonomie, autrement dit la capacité professionnelle d’auto-réguler son activité, puisqu’il n’existe ni dispositif unifié et contraignant au niveau national, ni même à celui des établissements. Or les pratiques effectives de recrutement de la part des responsables de Masters universitaires franciliens sont affectées par les ressorts organisationnels et la compétition entre les formations : pour les uns, comment garantir le « meilleur » recrutement pour son master ? Pour les autres, comment ne pas perdre d’étudiants et rester « attractif » ?

La situation francilienne reflète-t-elle une situation plus globale à l’échelle nationale, voire une tendance à l’échelle internationale ?

L’Île-de-France concentre un nombre important d’établissements. Pour cette raison, elle constitue un laboratoire révélateur des tendances à la compétition dans les pratiques de recrutement et permet d’en investiguer les causes sociales. Depuis 2016, la sélection instaurée à l’entrée du Master, en France comme dans d’autres pays européens, favorise la compétition des universités françaises avec les universités étrangères. Le plan « Bienvenue en France » en ouvrant la possibilité de frais d’inscription différenciés pour les étudiant.e.s étranger.e.s  vient renforcer les opérations de sélections à l’entrée en Master selon les origines sociales et nationales et appuyer les logiques de compétitivités.