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Enquête

Mathématiques : une génération qui ne sait plus compter

Le niveau des jeunes Français en mathématiques ne cesse de baisser. Une bombe à retardement pour les entreprises et la capacité d'innovation du pays.

La baisse des connaissances en mathématiques en primaire et au lycée est d'ores et déjà visible dans la formation supérieure.
La baisse des connaissances en mathématiques en primaire et au lycée est d'ores et déjà visible dans la formation supérieure. (HAMILTON/REA)

Par Nathalie Silbert

Publié le 2 mars 2021 à 07:00Mis à jour le 2 mars 2021 à 07:07

A chaque nouvelle évaluation des élèves français en mathématiques, Bernard Ourghanlian a des sueurs froides. « Le niveau moyen régresse. C'est préoccupant, car cela annonce le niveau des étudiants qui arriveront demain sur le marché de l'emploi », lance le directeur technique et sécurité de Microsoft France, par ailleurs membre de la commission emploi et éducation de Syntec Numérique - l'association des entreprises de services du numérique.

Depuis des années, les classements mondiaux du niveau en mathématique des élèves sont sans appel. La France est devenue la lanterne rouge de l'enquête Trends in International Mathematics and Science Study (Timss), qui mesure les performances en CM1 et en quatrième. Et dans la dernière étude Pisa (2018) de l'OCDE, qui teste la capacité des jeunes de 15 ans de 79 Etats à mobiliser leurs connaissances pour résoudre un problème, elle n'est plus que dans la moyenne, « alors que, en 2003, elle faisait partie des pays les plus performants », rappelle, à la direction de l'Education de l'OCDE, Eric Charbonnier, interpellé par « la dégradation continue de la tendance depuis vingt ans », qui s'ajoute à de mauvaises performances en sciences, en lecture et en écriture .

Une préoccupation quotidienne

Pour Arnaud Frey, fondateur d'Extia, une société d'ingénierie qui emploie 2.000 salariés dans le monde, le manque d'aisance en calcul est une préoccupation quotidienne. « Je vois de plus en plus de jeunes qui ne maîtrisent ni la règle de trois ni les fractions, et sortent immédiatement leur smartphone s'ils doivent calculer un ordre de grandeur ! Et ce comportement n'est pas corrélé au niveau d'études. Même les bac+5 sont concernés », témoigne-t-il, avant d'ajouter : « ces blocages n'existaient pas dans le passé. Et ils posent des problèmes dans la vie de l'entreprise. »

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Un franc-parler qu'on ne retrouve pas dans les grandes entreprises, qui, compétitivité oblige, ont quelques scrupules à critiquer la qualité de leurs salariés. De l'assureur AXA au groupe Bouygues, toutes affirment trouver dans le vivier hexagonal les profils dont elles ont besoin. « Nos recrutements sont exigeants et nous sommes suffisamment attractifs pour pouvoir être sélectifs », défend Frédéric Gautier, vice-président people Emear de Dassault Systèmes.

L'inquiétude des sociétés du numérique est néanmoins réelle. Depuis des années, elles font face à une pénurie de talents, confrontées au manque de vocations scientifiques, particulièrement criant chez les femmes, et à la compétition mondiale pour attirer les meilleurs. « 80.000 emplois vacants », dont une bonne partie requérant des compétences en calculs experts évaluait, avant la crise sanitaire, l'association Talents du numérique.

La régression du niveau des jeunes Français en maths préfigure une difficulté supplémentaire. A l'heure de la digitalisation et du développement des algorithmes, jamais la maîtrise de calculs et d'équations complexes n'a été aussi nécessaire dans tous les secteurs. « Quel sera l'impact sur les nouveaux métiers liés à l'intelligence artificielle, l'informatique quantique ou le chiffrage des données ? » interroge Bernard Ourghanlian.

Sans les bases, pas de progression possible

Même l'élite est touchée ! « Plusieurs études montrent que les meilleurs d'aujourd'hui sont au niveau des élèves moyens d'il y a trente ans, et ils sont de moins en moins nombreux », s'alarme Eric Mengus, professeur d'économie à HEC Paris .

Selon l'étude Pisa, ils ne sont plus que 1,8 % à atteindre le top niveau - moins que la moyenne dans l'OCDE (2,4 %). Grâce à eux, l'excellence mathématique française, symbolisée par Polytechnique et une poignée d'autres écoles ainsi que par un vivier de chercheurs n'est d'ailleurs pas remise en cause. Mais « 1,8 %, cela correspond à 14.000 personnes d'une classe d'âge, calcule Yves Laszlo, directeur de l'enseignement et de la recherche à l'X. C'est beaucoup trop peu pour un pays comme la France ! »

Le niveau moyen régresse. C'est préoccupant, car cela annonce le niveau des étudiants qui arriveront demain sur le marché de l'emploi.

Bernard OurghanLian Coprésident de la commission emploi et éducation de Syntec Numérique et directeur technique chez Microsoft

La grande crainte des milieux académiques et économiques est que la chute du niveau rejaillisse sur le fonctionnement des entreprises.

De fait, l'apprentissage des maths se rapproche de celui d'une langue. « Ne pas maîtriser les bases revient à hypothéquer toute possibilité de progresser », explique Mélanie Guenais, maître de conférences au laboratoire de mathématiques de la faculté des sciences d'Orsay. Or, là aussi, les indicateurs ne sont pas brillants. En 2017, seuls 55 % des élèves de CM2 maîtrisaient les soustractions, contre 64 % en 2007, selon la Depp, la direction des statistiques du ministère de l'Education nationale. Pis, cette même année, ils n'étaient que 37 % à réussir les divisions, contre 43 % dix ans plus tôt et 74 % en 1987 ! Ce décrochage alerte, d'autant que, au-delà du calcul, « les mathématiques représentent aussi une formation au raisonnement logique », souligne l'universitaire, également vice-présidente enseignement de la Société mathématique de France.

Difficile d'appréhender l'usine 4.0

Sur le marché du travail, le problème est donc devant nous. Directrice de l'Agence pour les mathématiques en interaction avec les entreprises et la société (Amies), Véronique Maume-Deschamps tire la sonnette d'alarme : « Certains dirigeants n'auront pas la culture suffisante pour appréhender les changements liés à la numérisation des chaînes de production, l'usine 4.0 ou les objets connectés », prévient-elle, anticipant des difficultés sur les recrutements intermédiaires.

« Le sujet est moins de former des 'data scientist' que de donner le bagage suffisant aux Français pour qu'ils soient capables d'utiliser des outils comme Excel, et demain des outils plus sophistiqués encore », analyse, de son côté, Sylvain Duranton, cofondateur et directeur mondial de BCG Gamma, entité spécialisée dans la data. Parfois amené à initier à l'intelligence artificielle des salariés de services de production ou commerciaux, il constate que « ceux qui ne sont pas formés aux maths et à la programmation ont des difficultés » et redoute une « vague de problèmes pour les couches les plus vulnérables ».

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La chute des connaissances en primaire et au lycée est d'ores et déjà visible dans la formation supérieure. Universités et écoles doivent prévoir des cours de remise à niveau pour combler les manques. C'est le cas dans certaines écoles de biologie obligées d'organiser des sessions pour que les étudiants maîtrisent les proportions et pourcentages nécessaires pour faire un dosage ou une préparation.

A l'université Claude Bernard à Lyon, Frédéric Lagoutière, professeur de maths en licence et master, doit, pour sa part, adapter ses cours face aux lacunes de calculs et de raisonnements de ses étudiants. « En tant que professeur à l'ESCP Europe, je constate un effondrement des connaissances de mes élèves en maths », confirme, péremptoire, l'économiste Jean-Marc Daniel.

Même dans les écoles d'ingénieurs, les profils évoluent. « Les étudiants sont bons. Ils savent faire fonctionner les outils et ont des compétences applicatives. Mais il leur manque les bases théoriques, en probabilité et en statistiques par exemple. D'où une capacité d'interprétation des résultats affaiblie », note Jérôme Lacaille, vice-président de la Société de mathématiques appliquées et industrielles, et expert émérite chez Safran. « La capacité à conceptualiser a diminué », estime aussi Philippe Depincé, directeur de Polytech Nantes. Ce qui est un frein pour résoudre les problèmes les plus complexes ou imaginer des technologies de rupture.

Menaces sur la capacité d'innovation du pays

La sphère mathématique et l'enseignement supérieur alertent à l'unisson : c'est la capacité créatrice et innovatrice de la France, rien de moins, qui est en jeu ! Et appellent à une « impulsion forte en faveur des mathématiques et des sciences à l'école », comme l'exprime Jean Tirole. Le prix Nobel d'économie nous confie par écrit être « très préoccupé par l'évolution en cours qui risque d'affaiblir la France face au défi de l'innovation, clé des emplois du XXIe siècle ».

Je suis très préoccupé par l'évolution en cours qui risque d'affaiblir la France face au défi de l'innovation.

Jean Tirole Prix Nobel d'économie

Aujourd'hui, certains économistes établissent une corrélation entre niveau en maths d'une population et niveau d'industrialisation du pays. C'est le cas de Patrick Artus, de Natixis, qui fait le lien entre les compétences scientifiques insuffisantes des Français, le faible taux d'emploi des jeunes et le recul de l'industrie dans l'Hexagone. Face aux dernières enquêtes Timss, il prédit une « dégradation de l'employabilité de la population », alors que les besoins de l'économie en scientifiques vont s'intensifier. Au risque de nouvelles délocalisations.

Professeur d'Economie à Harvard, Xavier Gabaix va plus loin. « La France a fait le choix d'un nivellement par le bas de l'éducation, juge-t-il. Le risque pour le pays est de se retrouver avec une main-d'oeuvre moins qualifiée et une baisse généralisée de son niveau de vie. »

Electrochoc en Allemagne, pas en France

Les causes de l'innumérisme - équivalent de l'illettrisme en maths - dans l'Hexagone sont connues : problèmes de formation des enseignants trop souvent issus des filières littéraires, les scientifiques préférant travailler dans l'industrie où les rémunérations sont plus élevées. Erreurs pédagogiques également, selon Michel Vigier, président de l'Association pour la prévention de l'innumérisme. « On apprend aux enfants les chiffres sans leur faire comprendre la notion de quantité. »

En 2017, seuls 55 % des élèves de CM2 maîtrisaient les soustractions, contre 64 % en 2007, selon la Depp.

En 2017, seuls 55 % des élèves de CM2 maîtrisaient les soustractions, contre 64 % en 2007, selon la Depp.Stephane AUDRAS/REA

Pour les experts, les réponses du gouvernement, axées notamment sur la formation continue des enseignants, ne sont pas suffisantes. « Il n'y a pas eu d'électrochoc comme en Allemagne, où le système éducatif a été réformé en profondeur il y a vingt ans pour redresser la barre », regrette Eric Mengus. Et si en rendant les maths optionnelles en première et terminale, la réforme du lycée acte les performances médiocres des jeunes, beaucoup contestent la voie choisie et redoutent un abandon massif de la discipline. Ce que semblent confirmer les premiers retours : 40 % des élèves inscrits en maths en première pendant l'année scolaire 2019-2020 ont arrêté en terminale, pointe Pascal Brouaye, président exécutif du pôle Léonard de Vinci, qui réunit trois établissements (ingénieurs, numérique, management).

La France a fait le choix d'un nivellement par le bas de l'éducation. Le risque pour le pays est de se retrouver avec une main-d'oeuvre moins qualifiée et donc moins rémunérée.

Xavier Gabaix Professeur d'économie à Harvard

Pour restaurer l'image de la matière, des associations cherchent à en changer la perception. Ainsi en va-t-il d'Audimath, réseau d'enseignants-chercheurs dépendant du CNRS qui intervient en milieu scolaire. Objectif : « montrer que les maths sont utiles et représentent une façon de penser », résume son directeur Eric Paturel.

Comme d'autres, il est convaincu que c'est la capacité des citoyens à avoir des choix éclairés qui est en jeu. La pandémie offre de multiples exemples. « Qui comprend vraiment lorsqu'il entend que les tests ou les vaccins sont fiables à X % ou Y % ? » interrogent-ils. Pour tous, c'est la faible appréhension de ce qu'est une probabilité qui explique la perte de confiance dans le discours des scientifiques et la propagation des fake news. A méditer…

Nathalie Silbert

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