La pièce est baignée d’une triste lumière d’hiver. La grande baie vitrée laisse voir un bout de jardin qui bute sur une haie. Impossible de deviner que la Vire coule quelques dizaines de mètres plus bas. Dans le salon Art déco de la préfecture de la Manche, Ardéchire Khansari patiente avant d’être introduit dans la salle à manger du préfet, Gérard Gavory. Le jeune homme, 28 ans, est élève de l’Ecole nationale d’administration (ENA) et il effectue son « stage préfecture » à Saint-Lô. Profitant de ces quelques instants suspendus, il raconte sans fard ses premiers pas dans cette si française « Enarchie », réputée pour ses sommets, nimbée d’une méchante légende, mais si convoitée.
Un jour, se souvient le futur énarque, il participait à une réunion avec des chefs d’entreprise de la Manche. Au moment des présentations, le président de la communauté de communes Coutances Mer et Bocage, Jacky Bidot, annonce « le secrétaire général de la préfecture et le stagiaire de l’ENA ». Philippe Bas est là également. Dans son propos liminaire, le sénateur de la Manche rappelle que, lui aussi, a fait l’ENA. Avant, confesse-t-il, il ne le disait pas, mais maintenant il assume. « Bon, tout le monde a fait l’ENA ici, si je comprends bien, déclare abruptement un chef d’entreprise. Mais moi, j’ai de vraies questions ! » « Une autre me prend alors à partie, raconte Ardéchire Khansari. “Etre stagiaire ENA, c’est bien gentil, mais vous devriez être sur le terrain dans une entreprise pour voir ce que l’on vit !” »
Ardéchire Khansari a compris : il a rejoint le clan des mal-aimés, des maudits, la caste des énarques. Sur le compte Facebook de la préfecture de la Manche, il a lu, médusé, les commentaires adressés à « l’élite » : « Vous vous en foutez des gens, vous les connaissez pas » ; « Vous gouvernez contre nous » ; « Vous mentez » ; « Vous vous gavez », etc. Le jeune homme soupire : « Aujourd’hui, on répond très peu, parce qu’on n’est pas armé pour le faire. »
Que va-t-il donc faire dans cette galère ? Pourquoi Ardéchire Khansari et ses 83 condisciples ont-ils fait le choix fou d’intégrer l’ENA dans un tel climat de défiance ? Souvent décriée, l’école de l’élite technocratique a été conspuée sur les ronds-points, et elle est critiquée jusqu’à l’Elysée. « Ce ne sont plus des filières méritocratiques », a asséné le président de la République lors d’une conférence de presse, le 25 avril 2019. Ancien élève de l’ENA (promotion 2004), M. Macron a ensuite accrédité l’idée que l’école pouvait être « un moule à pensée unique » et que la haute fonction publique, jouissant d’« une protection à vie, nous a parfois emmenés dans l’ornière ». Bref, il faudrait, a-t-il suggéré, « supprimer, entre autres, l’ENA ».
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