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La crise sanitaire et l’enseignement à distance ont bousculé les pratiques des enseignants. Mais qu’en est-il des élèves ? Quelle relation entretiennent-ils avec le numérique scolaire ? « On ne s’intéresse pas assez aux pratiques numériques des élèves », commente Jean-François Cerisier, professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur du laboratoire Techné (Poitiers), et coauteur d’une récente étude sur les variations de la représentation des élèves sur le numérique à l’école.
Depuis mars 2020, on a beaucoup parlé des effets de l’enseignement à distance sur les pratiques pédagogiques et représentations des enseignants. Qu’en a-t-il été chez les élèves ?
Habituellement « accessoire » en classe, le numérique est devenu « essentiel » à la pédagogie et aux apprentissages durant cette crise, bouleversant les représentations que s’en font les enseignants, mais aussi les élèves. Mais on ne s’intéresse, en effet, pas assez aux pratiques numériques de ceux-ci. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les élèves n’ont jamais été très demandeurs de numérique à l’école. Les études montrent que leur satisfaction à utiliser un équipement numérique est en général assez éphémère. Ce n’est pas au numérique en tant que tel ni à la nouveauté technologique qu’ils sont sensibles, mais à l’activité qu’on leur propose de faire avec.
Mais chez les jeunes, cette crise a surtout accentué la concurrence entre le numérique scolaire et le numérique personnel. Or ce dernier constitue pour les ados un espace-temps qu’ils se sont approprié depuis une quinzaine d’années, une des rares zones d’émancipation et d’intimité entre pairs, moins contrôlée, que la société leur laisse, et dans laquelle ils n’ont pas franchement envie qu’on vienne les chercher ou leur dire quoi faire.
Comment parents et enfants ont géré ce télescopage entre deux utilisations du numérique ?
Si le numérique à l’école a toujours été soumis à ce conflit avec la question de laisser ou non les ados utiliser leur smartphone, à la maison c’est plus nouveau. Avec l’entrée du numérique scolaire dans l’enceinte familiale, les parents les plus attentifs sur le sujet nous disent avoir dû lâcher du lest dans le contrôle de ce que faisait leur enfant sur l’ordinateur ou la tablette. Pour les jeunes, l’école est d’ailleurs parfois devenue un alibi, une stratégie pour convaincre les parents de les laisser utiliser Internet ( « je fais cela pour l’école ») et retrouver cet espace-temps à eux.
A l’inverse, les parents plus permissifs d’habitude ont dû exceptionnellement se pencher sur l’épaule de leur enfant pour vérifier qu’il travaillait bien sur l’ordinateur, et ainsi empiéter sur cet espace de liberté du jeune…
Comment ont évolué dans le temps l’usage et les représentations des élèves envers le numérique ?
Il faut se souvenir que c’est par l’école que les jeunes ont découvert le numérique dans les années 1980, souvent avant leurs parents [dans le cadre des premiers grands programmes nationaux d’équipement informatique des établissements]. A cette époque, le numérique pour eux était donc avant tout « scolaire ». La situation n’a plus rien à voir aujourd’hui, car c’est bien en dehors de l’école que les élèves s’approprient le numérique dès leur plus jeune âge.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsqu’on demande aux élèves de se représenter la place que prend le numérique dans leur vie, celle-ci est moindre. Comme si à mesure que l’usage du numérique s’était généralisé pour eux, celui-ci avait perdu de son importance.
Cela est cohérent avec l’histoire des rapports de l’homme avec la technologie qui montre que plus une technologie est intégrée, plus elle disparaît des représentations. Les jeunes ne se disent pas « je fais cette activité avec le numérique », ils la font, point. Une représentation à mille lieux des débats récurrents au sein de l’école sur l’utilisation du numérique dans les apprentissages.
Cette intégration du numérique dans la vie de ceux qu’on dit « digital natives » les rend-ils habiles, experts, avec le numérique scolaire ?
Non, ou en tout cas pas toujours, car l’utilisation du numérique à l’école requiert des compétences et savoirs particuliers, différents de ceux liés à un usage personnel. Avec l’enseignement à distance, nombre d’enseignants se sont aperçus que leurs élèves ne savaient pas effectuer des tâches basiques sur un ordinateur, comme par exemple utiliser un traitement de texte ou envoyer un document par mail en pièce jointe dans le bon format. Certains jeunes finissaient d’ailleurs par prendre en photo leur travail pour l’envoyer ainsi, une « compétence » acquise par l’expérience à travers leur utilisation des réseaux sociaux…
L’utilisation éducative du numérique nécessite donc une formation des élèves. Cela concerne aussi les enseignants qui, s’ils sont très demandeurs d’une formation technique à certains outils numériques utilisables en classe, le sont moins pour être formés à la pédagogie qui doit aller avec, car ces formations seraient « trop éloignées de la réalité des pratiques en classe » selon eux. Or c’est bien la cohérence techno-pédagogique qui rend ces outils intéressants.
Les entreprises EdTech qui essaient d’investir le champ de l’éducation prennent-elles assez en compte ce rapport des élèves et des enseignants au numérique ?
Beaucoup de start-up de la EdTech naissent sur une idée de technologie « innovante » pensée par des dirigeants qui, s’ils sont souvent parents d’élèves, ont rarement d’expérience de l’enseignement et des situations scolaires, et se basent peu sur l’apport de la science. Par ailleurs, il y a les entreprises, moins nombreuses, qui fondent leur concept ou leur produit sur des travaux scientifiques, surtout les neurosciences des apprentissages.
Mais dans les deux cas, ils voient souvent le terrain (enseignants comme élèves) résister à l’utilisation de leur produit numérique car il leur est inadapté, insuffisamment pensé avec eux. Ce travail d’expérimentation qui permet d’avoir un retour des utilisateurs peut nécessiter un cycle de réingénierie avant la commercialisation. Cela prend du temps, ce que les start-up n’ont pas. C’est peut-être dans cette dernière ligne droite qu’elles ont besoin d’être accompagnées par les pouvoirs publics.
Cet article est réalisé dans le cadre d’un partenariat avec In-FINE, Forum international du numérique pour l’éducation.
In Fine, Forum international du numérique pour l’éducation, propose les 3 et 4 juin deux journées de débats, en clôture du cycle initié le 11 mars – 70 débats animés par plus de 270 intervenants. Accessibles en ligne sur la plate-forme www.in-fine.education, la parole y sera donnée à des enseignants, des formateurs, des chercheurs, des collectivités… In Fine, organisé par une dizaine d’acteurs publics nationaux ou territoriaux, a notamment proposé plusieurs temps forts, dont Le Monde est partenaire, autour des thèmes « Eduquer au numérique », « Transformer les pratiques pédagogiques » et « Accompagner les parcours d’apprentissage ».
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