Menu
Libération
TRIBUNE

Prendre les langues pour ce qu’elles sont

La décision du Conseil constitutionnel de censurer l’enseignement immersif des langues régionales s’attaque à des établissements dont l’objectif n’a jamais été la sécession. La pratique d’une langue n’en exclut aucune autre.
par Michel Launey, professeur de linguistique honoraire, Université Denis-Diderot, directeur de recherche honoraire, IRD-Guyane
publié le 7 juin 2021 à 17h59

Le Conseil constitutionnel a censuré l’enseignement immersif des langues régionales en le définissant comme «une méthode qui ne se borne pas à enseigner cette langue, mais consiste à l’utiliser comme langue principale d’enseignement et comme langue de communication au sein de l’établissement». Qu’il y ait ou non interprétation abusive de l’article 2 de la Constitution, il reste une ambiguïté, puisque le Conseil condamne l’immersion en général, sans préciser à quelle proportion la «langue principale d’enseignement» deviendrait licite : quid de la parité horaire ? Et des lycées internationaux ? Jusqu’où s’étend cette mise à mort ?

Les établissements qui, depuis plusieurs décennies, pratiquent l’immersion n’ont pourtant pas démérité de la République. Les inspections auxquelles ils sont soumis ne font pas état de dérives identitaires ou séparatistes, et leurs performances, y compris en français, sont plutôt supérieures à la moyenne : le lycée Diwan de Carhaix est régulièrement classé très haut dans les évaluations. Les programmes d’immersion ne sont pas un projet antinational, œuvrant à on ne sait quel remplacement : comme leurs nombreux homologues à travers le monde, leur objectif n’est pas la sécession, mais le bilinguisme. Les soupçons dont ils font l’objet témoignent surtout d’une mauvaise relation de la France à sa diversité linguistique interne et à la pluralité des langues en général.

«Glottodiversité»

Dans les débats publics et les décisions politiques, les langues sont présentées sous plusieurs angles : utilitaire (la langue comme instrument de communication), sociopolitique (lieu d’interactions et de rapports de force sociaux), culturel (véhicule d’une vision du monde, d’une littérature…), ou symbolique (élément d’une identité nationale, régionale, ethnique…). Il est très rare qu’on y trouve la dimension proprement linguistique : les langues comme autant de constructions intellectuelles par lesquelles les êtres humains produisent du sens. Celle-ci ouvre pourtant sur des perspectives rationnelles et bénéfiques, en particulier sous deux aspects : un plurilinguisme apaisé et une place réfléchie des langues dans les politiques éducatives.

Si les langues sont des créations de l’esprit humain, la «glottodiversité» (leur pluralité et leur diversité), comme la variété des formes littéraires, musicales, architecturales et plus généralement culturelles, n’est pas un domaine compétitif et conflictuel, mais un patrimoine commun, reconnu comme tel par l’Unesco, et dont quiconque peut tirer intérêt et plaisir. Il incombe donc aux Etats de préserver et de valoriser cette partie de la pluralité des langues représentée par leurs ressortissants, comme ils le font, entre autres, avec leur patrimoine architectural : l’enseignement immersif ou à parité horaire en est un instrument. Leurs locuteurs ont d’ailleurs intérêt à se présenter non comme leurs possesseurs, mais comme leurs gardiens, dans l’intérêt de l’humanité tout entière : leurs revendications n’en auront que plus de force.

Développement de l’estime de soi

Le plurilinguisme de la communauté nationale et le monolinguisme de l’Etat sont mutuellement compatibles. Mais si les citoyens sont censés connaître la langue nationale, ils ne peuvent pas se voir interdire d’en connaître une autre et la pratiquer dans la sphère privée. Contrairement à celle d’une religion, la pratique d’une langue n’en exclut aucune autre.

La contrainte de francophonie des citoyens a une contrepartie : l’Etat doit permettre à tous ses ressortissants et résidents originellement non francophones un accès à la langue nationale par les moyens les plus efficaces et les moins douloureux possibles. Car si une langue est un ensemble de stratégies significatives, la première expérience du langage qu’est la langue maternelle est une période de construction qui ne doit pas être entravée. Depuis les années 60, les recherches en sciences du langage et de l’éducation ont montré que la méthode dite directe (le français seul présent à l’école, avec punition pour le moindre mot de la langue maternelle), qu’ont connue les petits Français allophones à partir des années 1880, est maltraitante et contreproductive s’il s’agit d’acquérir le français et d’accéder à l’ensemble des matières d’enseignement : une certaine présence de la langue maternelle aide toujours au développement de l’estime de soi et des capacités métalinguistiques, avec des conséquences positives sur les performances scolaires.

Eveil aux langues

Cette présence peut être déclinée en plusieurs formules : l’immersion ou la parité horaire, adaptées à l’entretien du bilinguisme s’il est déjà présent (comme pour les créoles des DOM), mais comprenant une partie d’apprentissage s’il est déséquilibré au profit du français (la plupart des langues régionales métropolitaines) ; l’enseignement bilingue transitionnel, où l’élève est accueilli en première année dans sa langue maternelle, et la langue officielle introduite en proportions croissantes au cours des années suivantes (comme dans plusieurs pays d’Amérique latine pour l’enseignement en pays amérindien et, dans le cadre français, à Wallis-et-Futuna) ; les intervenants en langue maternelle (ILM) de Guyane, les dispositifs voisins de Polynésie, Nouvelle-Calédonie et (bien que très en retard) Mayotte, une version un peu allégée des précédentes, la langue maternelle n’apparaissant que quelques heures par semaine. Enfin, la présence de la langue maternelle concerne aussi les enfants allophones nouvellement arrivés (Eana), avec cette difficulté que les classes sont le plus souvent linguistiquement hétérogènes : on peut faire appel à l’éveil aux langues, une démarche qui consiste à s’appuyer sur le plurilinguisme pour en tirer des méthodes pédagogiques innovantes.

La préservation de la «glottodiversité» et l’accès au français des élèves allophones induisent d’autres formes imaginables et fécondes pour la présence scolaire d’une langue que son enseignement-apprentissage proprement dit, par progression à partir d’un niveau supposé zéro. Il est à souhaiter que l’actuel ministre qui, en tant que recteur de Guyane, s’était montré plutôt favorable aux ILM, reconnaisse la valeur et la légitimité de l’ensemble de ces dispositifs, sans procès d’intention, en en tirant les conséquences sur les programmes et la formation des enseignants.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique