L'exercice est original. Le 10 juin, à l'appel du Comité Colbert qui regroupe 85 maisons de luxe hexagonales, 51 collaborateurs venus de 32 maisons, âgés de 25 à 33 ans, ont relevé le défi de secouer les certitudes de leurs patrons dans le grand amphithéâtre de l'École du Louvre au Louvre à Paris. Le thème de la réunion, présidée par Christophe Caillaud, président de l’entreprise de design et d’architecture d’intérieur Liaigre et de la Commission Anticipation et prospective du Comité Colbert, semble simple : le numérique dans le luxe jusqu'où ? Mais, alors que bien des boutiques du secteur se vident de leurs habituels clients et que les ventes du numériques explosent, il est brûlant. Face aux jeunes espoirs désignés par leurs maisons (Hermès, Chanel, Balenciaga, Chloe, Potel et chabot…), une quinzaine de dirigeants attentifs sont assis au premier rang. Les jeunes cadres, tous secteurs et tailles de maisons confondus, ont travaillé six mois sur le sujet. Une expérience transversale unique dans un secteur très concurrentiel. Certains groupes, comme Hermès ou les champagnes Perrier-Jouët, rendront compte des résultats de la journée lors d'une présentation interne. Cette expérience originale, baptisée Colbert Labo, qui se déroule chaque année à huis clos depuis 2008, était ouverte pour la première fois à un organe de presse.
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Un "personal designer" intelligent
L’envolée du numérique est désormais au centre de toutes les attentions du secteur. Le chiffre d'affaires du luxe représente 12 % en 2020 mais bondira à 20% en 2025, rappellent les jeunes poulains des marques. La crise sanitaire a encore accéléré cette révolution qui ouvre des opportunités : c'est l'occasion de mieux connaître le client à travers les data, via les réseaux sociaux, voire de personnaliser les prestations, sans oublier les risques.
"La perte de la relation humaine", si tout passe par le digital, déboucherait sur "une fragilité", reconnaissent les orateurs. "Les vendeurs sont très importants", répètent-ils. Le digital entraine par ailleurs une perte de contrôle de la communication, une vulnérabilité de la réputation inconnue jusqu’ici. Les marques sont ballotées dans l’univers mouvementé et changeant des réseaux sociaux où "chacun peut dire ce qu'il veut ". Enfin, la panne géante et les pertes des précieuses données clients qu’elle entrainerait n’est pas oubliée.
Dans ce contexte à risque, les jeunes professionnels ont imaginé trois nouvelles sociétés qui sont autant d'occasions de réfléchir à l'avenir.
La première surfe sur le potentiel d’une personnalisation des produits : 86 % des consommateurs déclarent qu’un produit personnalisé (couleur, forme, sigle…) peut faire croitre le montant de leurs achats de 20% à 50 %. Le projet imagine donc un logiciel, en forme de "personal designer" intelligent, capable de consolider des données venues de la maison de luxe ou piochées à l’extérieur pour adapter le produit ou la prestation à chaque client. A la clé, un processus créatif simplifié et accéléré automatique mais validé par les équipes créatives de chaque maison pour que l'ADN de la marque soit conservé et des délais de fabrication raccourcis. Grâce à l'intelligence artificielle, la maison pourrait aussi ajouter à un produit existant des éléments de personnalisation : couleurs différentes, options de fermeture originales, séries limitées, etc. Ils imaginent "un sac printanier, couleur naturelle en cuir lisse" personnalisable et livrable en trois semaines, un cognac millésimé de l'année de naissance de l’être aimé ou une selle d’équitation gravée au chiffre d’une cavalière.
Un déjeuner avec Coco Chanel
Dans le service de luxe, les jeunes cadres veulent transformer le temps qui suit l'achat en expérience du luxe. Avec, par exemple, pour le client, un suivi au jour le jour de sa commande. Des vidéos, images et textes accompagneraient ainsi les étapes de la fabrication d'un produit entre les mains des artisans puis suivrait son transport en images jusqu'à sa livraison "en gants blancs" ! chez le client, qui recevrait encore des conseils d'utilisation et d’entretien après l’achat. Le web permet ainsi un lien personnel ténu.
Tant qu’à faire preuve d’imagination, les jeunes cadres proposent au Comité Colbert la création de parfums individualisés ou l’organisation de petits déjeuners virtuels. Armé d’un casque de réalité virtuelle, le client dégusterait un repas de luxe livré chez lui dans un cadre prestigieux recréé dans le casque, le tout en compagnie de Coco Chanel ressuscitée par la magie d’Internet, avant de régler l’addition en bitcoin. "Lorsqu’on a franchi les bornes, il n’y a plus de limites", disait Alphonse Allais.
Etonnés, les patrons du luxe présents dans la salle, réfléchissent, s'étonnent que le web soit regardé à ce point sous l'angle des opportunités ouvertes plus que des risques et mesurent l'ampleur de la révolution qui attend le secteur. "Merci pour ce voyage", lance l’un d’eux.