En haute joaillerie, le monde d’après ne ressemble pas complètement au monde d’avant. Certes, les gemmes demeurent éclatantes, la fabrication de haute tenue et les clients richissimes, capables de s’offrir des bijoux à des tarifs à cinq, six ou sept chiffres qui feraient tomber en hyperventilation le commun des mortels. Mais, cette saison, présenter à Paris sa collection ne paraît plus être une loi d’airain. Vuitton a choisi Monaco et Dior Chengdu (Chine), Bulgari Milan et Cartier le lac de Côme. Comme pour offrir une évasion à leurs acheteurs, qui ont beaucoup épargné pendant la pandémie et sont plus choyés que jamais… Néanmoins, les maisons savent que ce sont sur leurs pièces qu’elles restent jugées in fine. Point commun de leurs propositions de l’été 2021 : un goût frappant pour le mélange des tailles des pierres.
Sur ce créneau, c’est Victoire de Castellane chez Dior qui a ouvert la voie depuis des années et la poursuit. Sa dernière collection, une variation autour de la rose, fait comme souvent se cogner en une même pièce des tailles poire, marquise (ovale) et coussin (carré), brillant (rond) et baguette (rectangle). Ce large vocabulaire lui permet de cultiver la fleur avec plus ou moins de malice : romantique (bague ou boucles rose tendre avec pétales pavés de grenats violets et bouton de saphir rose), explosive (boucles multicolores et multiformes cumulant grenats, saphirs, diamants, émeraudes, améthystes et tourmalines Paraiba), voire mutante (un collier avec pour cœur une opale veinée de rouge sang).
Moins attendus, Tasaki et Chaumet s’essaient cette saison à ce mix de tailles. Chez le premier, Prabal Gurung met comme il se doit en valeur les perles signature, notamment sur des bijoux d’oreille décoiffants. Le clou du spectacle demeure toutefois une parure en écho à la forêt amazonienne où se confrontent aigue-marine, béryls, saphirs, tourmalines et diamants taillés en tous sens, comme dans un puzzle dépareillé. Chez le second, Ehssan Moazen, directeur artistique venu de chez Tiffany, travaille, pour sa première collection chez Chaumet, le motif du ruban en s’en tenant, héritage classique oblige, aux quatre pierres précieuses (diamant, rubis, saphir, émeraude). Mais il prend plaisir à troubler le jeu en faisant dialoguer des tailles dissonantes, notamment dans une parure à quatre rangs asymétrique et transformable.
Chez Cartier, mêler des gemmes de formes disparates autorise un effet pixellisé, comme sur une parure de diamants et d’onyx qui imite le pelage de la panthère, ou aide à reproduire un pendentif précieux qui suggère une plume, à base d’or gris, diamants en baguette, tourmalines roses en coussins et grenats en perles. Les émeraudes peuvent aussi se retrouver gravées à l’orientale dans des réinterprétations de Tutti Frutti, pièces Art déco qui ont fait la réputation de la maison. Quand on sait qu’un bracelet Tutti Frutti des années 1930 a atteint sur le marché de la seconde main 1,2 million d’euros chez Sotheby’s à New York en 2020, on n’est pas étonné par cette remise en avant sur la vente de première main.
L’illusion d’un mouvement
Comment sublimer le quatrième plus gros spinelle du monde ? C’est le genre de questions auquel Lucia Silvestri a été confrontée chez Bulgari. Sa réponse tient en une parure : la pierre, 131 carats au compteur, en provenance du Tadjikistan, voisine avec des perles d’émeraudes et des diamants en tailles brillant, radiant voire croissant. Foisonnante de 350 pièces, la collection, dans le pur vocabulaire Bulgari — teintes franches, esprit insouciant et tapageur, motif Serpenti, symétrie — ratisse large : inspirations baroques (la peintre Artemisia Gentileschi), Art déco et clin d’œil architecturaux (Zaha Hadid notamment).
Mélanger des tailles de gemmes et les faire s’épouser permet parfois d’apporter l’illusion d’un mouvement. C’est l’usage qu’en fait Fawaz Gruosi. Reconverti en son nom après avoir fait faillite avec De Grisogono, l’Italo-Libanais agglomère baguettes et brillants de rubis dans une bague ou un bracelet sinueux. Ou imagine une parure en forme de point d’interrogation en émeraudes : un lit de tailles brillant est secoué par cinq spécimens sertis sur le devant et taillés en émeraude (larges facettes et coins cassés). Façon de démontrer l’étendue d’une même pierre en la montrant arrondie puis plus anguleuse.
Lorsqu’on cherche à marquer sa différence sur le marché, on peut, plutôt que le mélange de tailles, préférer dégainer une taille particulière qui vous identifie d’emblée. Repossi, réputé pour ses diamants et émeraudes taillés en poire qui paraissent flotter sur les doigts, ne change pas sa recette : de nouveaux bijoux d’oreille ou ras de cou extra-souples en témoignent.
Dans un autre genre, Louis Vuitton peut carrément s’enorgueillir d’avoir une taille bien à soi : celle de la fleur de la fameuse toile monogrammée qui identifie le maroquinier. Cette taille monogramme appliquée sur 110 diamants permet à Francesca Amfitheatrof de célébrer les 200 ans de la marque mastodonte. Elle y ajoute aussi, dans des bijoux qui font davantage dans l’atour de femme fatale que dans l’apparat romantique de fidèle épouse, des parures en chaînes courbées ou dotée d’un V tricolore, des boucles d’oreilles en aigues-marines façon cadenas de malle ou un collier diamanté qui reprend le damier distinctif de Vuitton.
Enfin, après une première collection de haute joaillerie introduite en 2019, Gucci revient place Vendôme avec une deuxième salve de 130 pièces. On retrouve les solitaires massifs, les colliers à pompons, les nœuds en pendentifs, les effets rococo, l’ode à la nature (flore magnifiée et têtes de lion) qu’affectionne le directeur artistique Alessandro Michele. Mais aussi des gemmes taillées en cœur qu’on voit très peu ailleurs. Habile manière, pour ce nouveau venu dans la discipline, regardé avec un brin de scepticisme par les concurrents historiques, de tenter de se singulariser sans palabre marketing, mais par le travail même de la pierre.