En cette matinée estivale, dans une antenne de la mairie de Créteil, un groupe écoute attentivement Nicolas, conseiller numérique.
Consacré à la rédaction d'un e-mail, l'atelier clôt la première semaine d'une formation organisée par Pôle Emploi. La trentaine joyeuse, Luthe s'illumine. Elle a réussi à télécharger une pièce jointe. « Avant de m'envoyer votre mail, avez-vous vérifié qu'il contenait bien les quatre éléments dont nous avons parlé : l'objet, la formule de politesse, le texte, la signature ? » , demande Nicolas. Ces 32 heures de formation sont assurées par Emmaüs Connect, une des associations les plus actives en France dans la lutte contre l'illectronisme.
Jeunes et vieux concernés
Illettrisme digital, exclusion ou fracture digitale… Diverses expressions désignent la difficulté à utiliser les outils numériques. Selon l'Insee, 13 millions de personnes, en situation « d'illectronisme », n'utilisent jamais Internet. La fracture numérique va au-delà : l'institut estime qu'il manque au moins une compétence numérique de base à 38 % des Français.
Il n'existe donc pas un, mais des ilectronismes. Les personnes âgées, confrontées sur le tard à l'essor d'Internet, sont surreprésentées.
« On voit parmi elles des gens qui lèvent la souris pour faire monter le curseur sur l'écran » , observe Victor Estienney, responsable des opérations d'Emmaüs Connect. Pour les publics les plus fragiles - personnes en situation de handicap, détenus, illettrés, étrangers… -cette exclusion vient s'ajouter aux autres. Mais les difficultés touchent aussi la jeunesse. Très à l'aise avec le numérique « récréatif » - réseaux sociaux ou jeux vidéo -, certains n'ont aucune habitude de l'e-mail et ne maîtrisent pas les codes professionnels transposés au digital.
« Des formations de base sont dispensées à des salariés , ajoute Frédéric Bardeau, fondateur des écoles numériques Simplon. Ils sont majoritairement ouvriers ou employés. » Les cinq participants de l'atelier de Créteil en sont des exemples. Luthe veut suivre une formation pour devenir gardienne d'immeuble. Christophe est cuisinier. L'une comme l'autre s'avouent démunis face à un ordinateur.
« Même dans mon métier, il faut utiliser une tablette pour passer des commandes le matin » , soupire Christophe, longue chevelure grisée et look de biker fatigué. Beaucoup d'entreprises n'ont pas encore pris la mesure du désarroi de leurs salariés. Un grand groupe ayant décidé de dématérialiser les demandes de congés s'est récemment aperçu que 20 % des collaborateurs ne posaient plus leurs vacances, sans avoir osé avouer qu'ils ne parvenaient pas à se servir du nouvel outil, raconte Frédéric Bardeau. « Au total, pas moins de 5 millions de salariés rencontrent des difficultés face au numérique » , confirme un rapport du Sénat. « Nous accompagnons aussi beaucoup de parents très démunis face au suivi scolaire en ligne » , rapporte Victor Estienney.
Administrations rigides
La dématérialisation des services publics - qui visent le 100 % numérique à l'horizon 2022 - a aussi creusé le fossé. « Il y a une forme d'illectronisme de deuxième niveau qui touche une population bien insérée, pour les démarches administratives complexes » , observe Karim Cherif, associé à Magellan Consulting. « Trois Français sur cinq sont incapables de réaliser des démarches administratives en ligne » , jauge le Sénat. Une déclaration d'impôts, une évaluation des droits à la retraite se transforment en cauchemar. Une situation dénoncée en 2019 par le Défenseur des droits, Jacques Toubon, qui avait préconisé « qu'aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée ». Loin de suivre ce conseil, l'administration a fermé ses guichets de façon « inhumaine et brutale » , juge la sociologue Dominique Pasquier, auteure de L'Internet des familles modestes . Ainsi, à Créteil, les rendez-vous à la préfecture se prennent uniquement en ligne.
Au cours des vingt dernières années, les gouvernements se sont peu intéressés au problème, la priorité étant donnée aux réseaux et à la couverture Internet. Jacques Chirac a eu le mérite d'identifier et de dénoncer, le premier, cette fracture. Des Maisons de services au public (MSAP) - recyclées depuis lors en maisons France Service - se sont multipliées sous la présidence de François Hollande. En 2014, la Caisse des Dépôts a lancé d'éphémères « Cyber-bases », espaces publics numériques. En dépit de ses promesses de campagne, Emmanuel Macron a mis du temps, lui aussi, à s'emparer du sujet.
Fin du système D
Ce n'est qu'en 2018 que le secrétaire d'Etat au numérique, Mounir Mah-joubi, a posé les jalons d'une politique plus ambitieuse, concrétisée par son successeur, Cédric O, au printemps 2021. Les lieux d'accueil vont être étendus : 2 000 maisons France Service aideront les administrés. Les travailleurs sociaux disposent du service Aidants Connect. Lancé au printemps 2020, il met fin au système D qui obligeait une assistante sociale à conserver dans un carnet les codes secrets et identifiants des personnes dont elle gérait l'administratif. Mais la mesure phare du dispositif, c'est le déploiement, à compter de septembre, d'un réseau de 4 000 conseillers numériques. Un budget de 250 millions d'euros débloqué dans le cadre du plan de relance. L'idée ? Donner à 4 millions de Français les moyens de s'émanciper grâce une pédagogie assurée, pour la première fois, par des professionnels : les conseillers numériques seront forts d'une formation (100 à 400 heures) sanctionnée par un titre professionnel. « Nous assumons de dire que c'est un métier », souligne le cabinet de Cédric O. Collectivités, bibliothèques ou associations devront candidater pour accueillir ces conseillers, dont le salaire sera pris en charge par l'Etat pendant deux ans.
Des moyens sont enfin engagés.
« C'est historique, on n'avait jamais déployé des solutions de cette ampleur », salue Frédéric Bardeau. Suffisant ? Il faudrait plutôt 1 milliard, estime le rapport du Sénat. L'Etat a tout intérêt à accentuer l'effort : si un tiers des personnes éloignées du numérique parvenaient à maîtriser le digital, cela générerait un gain annuel d'environ 1,6 milliard d'euros (productivité au travail, administrations…), a chiffré France Stratégie.
ENCADRÉ
Les écoles Holberton permettent à tous de devenir développeur
Créées à San Francisco en 2015 par trois Français, les écoles de développeurs Holberton font des petits : 27 établissements sont dorénavant implantés dans 19 pays. En France, une troisième école ouvrira en septembre à Paris, après Lille et Laval. Si elles ne vont pas jusqu'à accueillir les « illettrés du numérique », elles sont ouvertes à tous, sans conditions d'âge, de qualification ni de moyens financiers. « Il suffit de savoir faire une recherche sur Internet et d'être motivé » , résume Julien Barbier, directeur général et cofondateur. La sélection des candidats se fait à l'aveugle, grâce à un test pratique en ligne. Les étudiants ne paient rien pendant leur formation : ils remboursent les frais de scolarité une fois qu'ils ont décroché un emploi. En douze à dix-huit mois, des novices absolus maîtrisent les bases de la programmation et du développement logiciel.
Le secret ? Une pédagogie révolutionnaire fondée sur le principe d'apprendre à apprendre, la pratique et la collaboration entre les étudiants.
Ecole Holberton à San Francisco. Créé en 2015, ce réseau conquiert le monde.
(J. Henry/Nyt-Redux-Réa)