Anthony Lietart se souvient très bien du moment où tout a basculé. C’était pendant le premier confinement, à Chatou, dans la banlieue ouest de Paris. "Je buvais mon café, et je me suis dit: si j’avais le choix, pour quelle entreprise j’aimerais travailler?" Le trentenaire, à l’époque directeur artistique dans une agence de publicité, consulte alors le site Web de F-One, sa marque de kitesurf favorite, et là, miracle, un poste équivalent au sien est ouvert. Une dizaine de mois plus tard, le temps de vérifier que ce n’était pas juste un coup de tête, sa compagne et lui débarquent à Pérols, juste à côté de Montpellier. "J’ai divisé mon revenu par trois, mais j’ai tellement gagné en qualité de vie, se réjouit ce passionné de sport. Je longe les étangs à vélo pour aller travailler. Le soir, je fais du kite surf."
Destination Cleyrac
A 500 kilomètres à l'ouest, Lénaïc Montenez, 33 ans, son mari et leurs deux jeunes enfants viennent de poser leurs bagages dans la campagne girondine, à Cleyrac. "Pendant le confinement, on s'est retrouvé à quatre dans un appartement à Paris, à l'étroit et sans les avantages habituels de la capitale, les restaurants, cinémas, musées et parcs… Ça ne vendait pas du rêve!' Quelques visites de maisons plus tard, la famille a troqué le périphérique et ses embouteillages pour un village de 146 habitants et un T3 contre une maison avec six chambres et un terrain de 4.000 mètres carrés…
Tout ça à 1 heure seulement de la gare de Bordeaux. "Il y a de moins en moins cette idée qu'il faut forcément être à Paris pour y travailler", estime celle qui est culture et engagement manager au sein de la start-up Cheerz. "Mon mari a trouvé un emploi de développeur pour la start-up Jow, en télétravail. Je serai en télétravail aussi, jusqu'à la fin d'année. Une semaine sur deux, je viendrai à Paris, du lundi au mercredi."
Loin d'être des cas isolés, Anthony Lietart et Lénaïc Montenez sont à l'image des Français. Selon un sondage effectué par Harris Interactive pour Challenges, 31% ressentent le besoin de changer de métier et 26 % aspirent à travailler à leur compte. D'ailleurs, malgré la pandémie, la création d'entreprises est en hausse de 3% au premier semestre 2021, par rapport à la même période de 2019, note Guillaume Pepy, président de France Initiative, qui accompagne 20 000 projets par an avec des prêts d'honneur à taux zéro. Dans une société où l'on change facilement de téléphone, de sac à main voire de conjoint, et où Internet ouvre un champ des possibles infini, la nouveauté n'apparaît plus comme un risque.
Le Covid, un électrochoc
Dans ce contexte, "la crise sanitaire a agi comme un formidable accélérateur", raconte Julie Gaillot, directrice du pôle Society de l'institut CSA. "Je m'attendais à ce que les salariés se referment dans leur coquille, leur emploi, leur CDI mais pas du tout". Selon elle, c'est comme s'ils s'étaient vus dans un miroir, provoquant un électrochoc. "Le covid leur a fait prendre conscience que la vie pouvait être courte et ils ne veulent pas passer à côté." Les signaux faibles, que les DRH percevaient depuis quelques années, sont devenus des demandes urgentes et pressantes de leurs collaborateurs. En particulier, les jeunes réclament plus d'autonomie pour décider et organiser leur temps comme ils le souhaitent. "Ils veulent aussi avoir un impact concret plutôt que de gérer des microtâches dont ils ne voient pas la finalité", explique Anne Prevost-Bucchianeri, professeure à Neoma Business School. "Quand ce n'est pas le cas, ils vont voir ailleurs, même s'ils ont le meilleur des jobs. Hier à la sortie d'HEC, on rêvait d'intégrer Procter et d'y faire carrière, aujourd'hui on quitte Merrill Lynch pour lancer une épicerie solidaire dont on fait la promo sur Instagram."
Mais contrairement aux idées reçues, les millennials ne sont pas les seuls à aspirer au changement. Selon CSA, les quinquas aussi sont à la recherche de plus de sens dans leur travail. Avec le recul de l'âge du départ à la retraite, et le recours moins fréquent aux préretraites, "l'arrivée de la cinquantaine ne signe plus la mise en veille de sa carrière", note François Pottier, également professeur à Neoma. "Au contraire, on se relance." Et comme les études des enfants sont terminées, et le logement remboursé, c'est le moment de prendre des risques pour aligner son travail sur ses valeurs ou ses passions. L'éducation, la santé, la restauration ou l'artisanat attirent particulièrement. C'est le cas d'Aude Livoreil-Djampou, docteure en chimie, qui est restée dix-sept ans à L'Oréal avant d'ouvrir des salons de coiffure et un centre de formation. En effet, les femmes sont également nombreuses à vouloir changer de cap. Parfois pour des raisons d'organisation. Pendant les confinements, entre l'école à la maison, le travail à distance et les tâches domestiques, beaucoup ont touché le fond.
"Des poules et un potager"
La crise sanitaire a également réveillé la conscience environnementale. "Beaucoup se posent la question: quelle est ma contribution à l'intérêt général?", souligne Manuelle Malot, responsable du NewGen Talent Centre de l'Edhec. Pour Laure Wagner, 38 ans, et son conjoint, le déclencheur a été le rapport du Giec en 2018, qui alertait sur le réchauffement climatique et la nécessité d'agir. Cette année-là, ils prennent une décision ferme: partir à la campagne d'ici deux ans. "On a décidé d'élever nos deux enfants hors de la ville pour qu'ils soient prêts à s'adapter au monde de demain", explique l'ancienne salariée de BlaBlaCar qui a créé sa start-up 1kmapied. Très vite, le couple identifie le coin parfait: Mâcon, sur la ligne TGV entre Paris, pour le travail, et Lyon, pour la famille. "Au départ, comme tous les Parisiens, on voulait une grande bâtisse de pierres près des commerces. L'agent immobilier nous a vite expliqué que ce serait soit une maison de ville avec un tout petit lopin de terre, soit une maison à la campagne mais qu'il faudrait prendre la voiture. On a choisi cette option, avec une voiture électrique, un terrain de 7.000 mètres carrés, des poules et un potager en permaculture." La petite famille a eu le coup de cœur pour Cluny, une ville de 5.000 habitants, connue pour son abbaye où est installé l'un des campus des Arts et métiers. Ses conseils avant de se jeter à l'eau? "Parler à de nombreux agents immobiliers, faire des visites en dormant chez l'habitant, en gîte, à la ferme, ou via Airbnb pour échanger avec des locaux. Et jeter un coup d'œil sur les votes aux dernières élections." Sans oublier d'être bien conseillé et d'avoir les bons équipements listés dans ce dossier. Claire Bouleau et Kira Mitrofanoff
Augustin Paluel-Marmont
45 ans
AVANT
Cofondateur de la marque de yaourts et biscuits Michel et Augustin.
APRÈS
Etudiant à l'Institut catholique de Paris, il vise un diplôme d'Etat de médiateur familial.
(Photo: Stéphane Lagoutte pour Challenges)
“Savoir se mettre en jachère intellectuelle”
Il reçoit dans la cuisine, en tee-shirt, jeans et baskets, simple et souriant. Un de ses enfants déguste ses céréales du matin sur un coin de table. Cela fait trois ans que le cofondateur de la marque de yaourts et biscuits Michel et Augustin l'a vendue à Danone. Il ne le regrette pas, parle d'"une expérience géniale pendant quinze ans. Mais les deux dernières années, j'étais épuisé, cramé, et j'ai mis du temps avant d'accepter de passer la main". Une période folle où en plus de la direction de la "Bananeraie", siège de l'entreprise, avec son copain d'enfance et associé Michel de Rovira, Augustin Paluel-Marmont s'est impliqué dans le groupe immobilier familial, avant de s'en éloigner définitivement. "J'ai aussi fondé avec mon épouse une famille de cinq enfants qui mérite beaucoup de temps et d'attention." Au sortir de cette période "émotionnellement très intense", Augustin "se met en jachère intellectuelle". "Cela m'est déjà arrivé, c'est une phase de transition pendant laquelle je multiplie les expériences et les prises d'information", explique ce quadragénaire enthousiaste. Après la Bananeraie, il a été professeur suppléant d'économie dans un lycée parisien pendant une année. « Je n'étais pas exceptionnel mais j'ai fait de belles rencontres et j'ai vu la réalité de ce métier payé 1 504 euros bruts par mois." Aujourd'hui, il est redevenu étudiant: "Je prépare un diplôme d'Etat de médiateur familial à la Catho de Paris". Deux ans de cours, un mémoire à rédiger et un stage pratique. Passé par l'ESCP Business School, il a déjà un CAP de boulangerie et suivi des cours de pâtisserie en formation continue.
Grande nouveauté, le trublion est désormais considéré comme un sage.
Les start-uppers écoutent ses conseils.
Il reçoit les bébés entrepreneurs, aide des associations (Espérance banlieues, 100 000 Entrepreneurs, CJD) et a investi dans une vingtaine de projets.
Enfin, son chantier le plus personnel est ce domaine de 100 hectares dans les Cévennes, où Augustin voudrait accueillir les familles à reconstruire. Loin des réseaux sociaux et des écrans, au cœur de la nature. Un terreau fertile !
TROIS ERREURS À ÉVITER : Remettre son projet à plus tard. Attendre d'avoir une idée révolutionnaire. Ne rien faire par peur du risque.
Jean-François Arnaud
Alexandre Bottée de Toulmon
35 ans
AVANT
Analyste financier au Crédit agricole CIB et à la Société générale.
APRÈS
Fondateur de Bidoche Boucherie Restaurant.
(Stéphane Lagoutte pour Challenges)
“Mon apprentissage en boucherie a été la révélation”
Longtemps, le changement de vie s'opérait à la quarantaine. Le Breton Alexandre Bottée de Toulmon, lui, a tout chamboulé à 30 ans. "Une tendance", estime-t-il, propre à ma génération." Diplômé de l'Edhec, avec une spécialité en finances, il a commencé par une carrière de banquier, qui l'a mené à New York jusqu'à la crise financière de 2008, puis à Paris. Il est insatisfait. « J'ai compris que j'avais envie d'autre chose. » Petit fils d'un éleveur de bovin, carnivore et bon vivant, il trouve vite : ce sera la boucherie. Il passe un CAP, devient apprenti durant trois ans dans des maisons renommées, dont celle du fameux Hugo Desnoyer. « Ça a été la révélation, j'ai adoré. »
En 2017, il se lance, ouvre Bidoche, une boucherie restaurant, dans le XIe arrondissement branché de Paris. Sa viande de super qualité et un service irréprochable lui assurent le succès. Aujourd'hui, à 35 ans, il emploie huit plein-temps et réfléchit à ouvrir d'autres Bidoche. « C'est naturel : j'aspire à voir mon affaire grandir. »
TROIS ERREURS À ÉVITER: Penser que l'on peut tout anticiper, vouloir tout révolutionner, imaginer que l'on peut tout faire seul.
Sabine Syfuss-Arnaud