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Interview

«Les enseignants ne comprennent pas les difficultés des enfants sourds»

Le handicap au quotidiendossier
Dans un récent rapport, le Conseil scientifique de l’Education nationale préconise de faire baigner les enfants sourds dans une langue dès la naissance, afin d’améliorer leur niveau scolaire.
par Elsa Maudet
publié le 8 juillet 2021 à 12h25

Parler du niveau académique des personnes sourdes en France mène généralement à une même donnée, peu réjouissante : 80 % seraient illettrées. Avec ce que cela implique de faible accès aux études supérieures et au marché du travail. En réalité, le chiffre est contesté et on manque cruellement d’études statistiques sur le sujet. Dans un rapport remis ce lundi intitulé «La scolarisation des élèves sourds en France : état des lieux et recommandations», le Conseil scientifique de l’Education nationale fait le point sur les écueils dans la scolarisation de ces enfants et adolescents, sur les approches qui ont prouvé leur efficacité et formule des recommandations.

Stéphanie Colin, maîtresse de conférence à l’Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation (Ispef) de l’Université Lyon-II, a coordonné ce rapport. Elle nous en livre les principaux enseignements.

En quoi un diagnostic précoce est-il important dans le parcours d’un enfant sourd ?

Cela va permettre une prise en charge rapide et d’éviter au maximum ce que l’on appelle la déprivation linguistique, c’est-à-dire le fait d’avoir une période où l’enfant n’a aucun apport linguistique. Quand on change son enfant, quand on lui donne à manger, on utilise des mots, des phrases, des signes qui lui permettent d’acquérir une langue sans efforts, avec plaisir. Il pourra ainsi développer, comme tout enfant entendant, une pensée intérieure, et donc raisonner, se projeter, augmenter ses connaissances sur le monde.

Il faut que cette pratique soit automatisée avant l’entrée dans les apprentissages. Ainsi, si les enfants sourds sont à l’école dans une classe d’entendants, avec la présence d’un codeur en langue française parlée complétée [transposition visuelle de la langue française, au moyen de gestes, ndlr] ou d’un interprète en langue des signes [qui est une langue à part entière, différente du français, ndlr], ils vont pouvoir accéder au message sans surcharge cognitive. Si l’enfant est exposé tardivement à la langue française parlée complétée ou à la langue des signes, il y aura toujours un décalage, il va devoir se concentrer et n’arrivera pas forcément à donner du sens à ce qu’on lui dit.

Vous avez constaté que les élèves s’en sortaient encore mieux lorsqu’ils pratiquaient deux langues, le français et la langue des signes…

Les études à l’étranger ont mis en évidence des réussites chez les enfants appareillés ou implantés précocement et qui avaient en complément soit la langue des signes, soit la langue parlée complétée, soit les deux. On aimerait poursuivre nos recherches en France et montrer l’impact que peut avoir cette approche. Il n’y a pas de risque cognitif ni affectif à apprendre deux langues à partir du moment où elles ont été présentées de façon équilibrée et enseignées par des locuteurs natifs ou parfaitement bilingues. Quand ces conditions sont réunies, les enfants entrent plus rapidement dans la langue et ont un meilleur niveau que les autres enfants sourds à l’oral et à l’écrit.

Comme souvent dans le champ du handicap, on manque de statistiques – on ne sait même pas combien il y a d’élèves sourds. Quels problèmes cela pose-t-il ?

Sans statistiques objectives, on ne peut pas mener et proposer des politiques éducatives adaptées aux élèves sourds en fonction de leurs profils. Nous ignorons par exemple s’il y a des différences en fonction des profils linguistiques. Les données nous permettraient aussi d’en savoir plus sur les individus sourds en souffrance psychologique [ils sont davantage touchés par la détresse psychologique et les tentatives de suicide que la population générale, ndlr].

En Suède, les sourds accèdent autant aux études supérieures que les entendants. Que fait ce pays que nous ne fassions pas ?

C’est le premier pays européen à avoir reconnu la langue des signes comme une véritable langue. C’était en 1981, nous c’était en 2005. Ce pays préconise la langue des signes aux enfants sourds comme langue première naturelle et propose aux parents une formation de plus de deux cents heures, gratuite, qui leur permet de l’acquérir. Il y a aussi plus d’interprètes. Et puis, ça peut paraître anecdotique, mais la reine de Suède maîtrise la langue des signes. Des moyens sont mis en place afin d’avoir cet apport linguistique dans toutes les sphères.

De quoi auraient besoin les enseignants pour mieux accompagner les élèves sourds ?

On recommande la mise en place d’un plan de formation plus structuré pour les enseignants et les autres personnels de l’éducation nationale qui travaillent auprès d’enfants sourds, pour passer du niveau A1 (débutant) à C1 (expérimenté) en langue des signes et favoriser la maîtrise de la langue française parlée et complétée dans le cadre du certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappei). Il faut aussi qu’il y ait une formation plus approfondie sur les caractéristiques de la surdité. Les enseignants ne comprennent pas les difficultés des enfants sourds. Ils ont l’impression que les enfants implantés entendent bien, mais cela peut être un leurre.

C’est-à-dire ?

Les études montrent que quand l’implant cochléaire [appareil posé chirurgicalement qui permet à des personnes sourdes d’entendre, ndlr] est posé avant l’âge de 2 ans, voire 1 an, il a des effets très positifs sur les compétences langagières. Mais c’est vrai en comparaison avec d’autres sourds qui n’ont pas d’implant précoce. Quand on compare avec les entendants, il reste des retards. Parce qu’ils font illusion, on ne va pas s’assurer que ces enfants aient bien compris le message et ils vont mal encoder l’information. Il faut aussi savoir que ces élèves peuvent fermer l’implant cochléaire quand il y a trop de bruit, quand ils sont en surcharge cognitive, et donc qu’ils s’isolent. Tout cela va avoir une influence sur leur niveau de vocabulaire, de connaissance sur le monde, de connaissance grammaticale. Ils vont par exemple dire «les abeilles lui attaquent» ou «tartineflette» au lieu de «tartiflette». Ces limites sont d’autant plus difficiles à surmonter au collège et après. D’où l’intérêt de connaître la langue des signes ou la langue française parlée complétée, qui prennent le relais.

Faut-il développer les pôles d’enseignement des jeunes sourds (PEJS), qui proposent des cours mêlant français, langue des signes ou langue française parlée complétée ?

Tout à fait, parce que c’est dans le cadre de ces pôles que l’on peut développer le parcours bilingue. L’idée était de mettre au moins un PEJS dans chaque académie [Ils sont présents dans 16 académies sur 30 et seuls 6 couvrent tous les niveaux, de la maternelle au lycée, ndlr]. Le problème, c’est qu’il n’y a parfois pas assez d’enfants pour constituer un PEJS. Et il n’y a pas assez de personnels formés, que ce soit les codeurs, les interprètes ou les enseignants spécialisés.

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