Les jeunes profs épuisés de plus en plus nombreux à démissionner
ENQUÊTE // Depuis une petite décennie, les enseignants français démissionnent de plus en plus, et de plus en plus jeunes. L'augmentation est lente, mais constante. Comment expliquer ces départs hâtifs, parfois avant même leur titularisation ?
A la toute fin de l'été 2018, Maxence*, 31 ans, prof d'allemand depuis quatre ans en Alsace, rédige sa lettre de démission, puis l'envoie en recommandé. Il ne se « sent plus capable ». Résolument décidé, il prévient en parallèle le directeur de son collège. Ce dernier lui promet de plaider sa cause directement auprès du rectorat pour lui écourter sa détresse. Le jour de la rentrée, le trentenaire fait bonne figure devant ses classes. Tant bien que mal.
L'année précédente, sa première en tant que titulaire, a été « beaucoup trop dure ». L'établissement n'est pourtant pas étiqueté REP ou REP + mais « beaucoup d'élèves sont placés dans des foyers ou des familles d'accueil ». Son sentiment d'impuissance face à eux était profond et son état de santé s'était fortement dégradé. « J'avais l'impression d'être pieds et poings liés à une grosse machine, pour laquelle je n'étais qu'un numéro de dossier. »
Un mois après l'envoi de sa démission, délivrance, il reçoit un courrier d'acceptation. Trente jours c'était le « préavis » qu'il s'était fixé - unilatéralement. Si la lettre n'était pas arrivée à temps ou que la réponse n'avait pas été positive, « j'aurais fait un abandon de poste », assène-t-il.
« Si j'avais pu, j'aurais fait comme toi »
Plus protocolaire, Benoît, 32 ans, ex-prof d'histoire-géo envoie sa lettre de désengagement à la fin de sa première année de titularisation passée dans un collège de l'Essonne, à effet la rentrée suivante. Quelques mois plus tard, il est rayé définitivement des listes.
Lorsqu'il l'annonce à ses collègues, l'appréhension monte. « Je craignais que mon départ ne leur renvoie une image négative de leur métier », explique le jeune homme. Mais, toutes les réactions sont en fait plutôt positives. « Certains, pragmatiques, m'ont dit que c'était mieux de me rendre compte maintenant que je n'étais pas fait pour ça. D'autres, visiblement en souffrance, m'ont confié que s'ils n'avaient pas d'enfants à charge ou de crédit sur les bras, ils feraient pareil que moi. C'était le plus douloureux. »
J'avais l'impression d'être pieds et poings liés à une grosse machine, pour laquelle je n'étais qu'un numéro de dossier
Cours en distanciel, décrochage scolaire, rythmes alternés… La crise sanitaire n'a évidemment rien arrangé à ce malaise qui pousse les enseignants à jeter l'éponge. « Avec la pandémie, les démissions ont sans nul doute augmenté, estime Rémi Boyer, fondateur et président d' Aide aux profs , une association de soutien créée il y a quinze ans. Se sentant encore plus abandonnés à leur sort, celles et ceux qui hésitaient ont sauté le pas ! »
« Une hécatombe »
Primaires ou secondaires, tous les niveaux semblent concernés. Dans les Pyrénées-Orientales, les démissions d'instituteurs flambent, passant de 2 en 2018-2019 à 19 l'année scolaire dernière (soit +850 % entre 2019 et 2021), selon le syndicat SNUipp-FSU interrogé par nos confrères de L'indépendant . « C'est une hécatombe », a commenté dans les colonnes du journal local le cosecrétaire départemental de l'organisation.
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Cette tendance se confirme dans les chiffres nationaux : sur l'année scolaire 2008-2009, on recensait 364 démissions contre 1.417 en 2017-2018, sur un total de 879.722 profs alors en poste. La tendance est encore plus marquée chez les profs stagiaires (lauréats du concours mais pas titularisés) passant de 144 en 2008-2009 à 703 neuf ans plus tard. Depuis, aucune mise à jour de ces chiffres n'a été publiée. Sollicité sur cette question, le ministère de l'Education nationale n'a pas répondu à nos demandes.
En plus d'être datés, ces pourcentages sous-estimeraient, selon Rémi Boyer, largement le nombre d'enseignants qui trouvent le moyen de quitter la fonction publique. Leur nombre se chiffrerait cette année plutôt entre « 40.000 et 60.000 », constituant un halo de départs bien plus alarmant.
« Objectif démission 2022 ! »
La démission est généralement la dernière marche du désengagement des profs. En amont, il existe plusieurs stratégies pour se détacher de l'Education nationale. L'une d'entre elles, assez commune, est la « mise en disponibilité » pour une durée comprise entre deux et trois ans, renouvelable selon les motivations initiales. Par exemple, pour élever un enfant de moins de 8 ans, un prof peut se rendre disponible pendant trois ans renouvelables ou pour créer ou reprendre une entreprise durant deux ans maximum, détaille le site du ministère.
L'ayant obtenu, Manon*, 26 ans, prof d'éducation physique et sportive depuis cinq ans en région parisienne, n'est désormais plus tenue d'enseigner jusqu'en 2022. Devenue coach, en parallèle de ses cours, elle a décidé durant le premier confinement, de s'y dédier entièrement. Son objectif à terme ? « Démissionner ! » La vingtenaire « avait déjà perdu patience » et ne se voyait pas enseigner dans ces conditions toute sa vie. « La plupart du temps, je faisais la police, je n'étais plus prof ! »
La défiance des parents envers l'école s'aggrave
Selon un sondage IFOP intitulé « Quand les parents notent l'école » publié jeudi 2 septembre 2021, près de sept parents sur dix (68 %) n'ont pas confiance en l'institution pour endiguer le mal-être des enseignants. Même constat quant au contenu des cours pour leurs enfants : 69 % estiment que le niveau scolaire s'est détérioré (+ 6 points par rapport à 2019).
Sa décision a été simple à prendre. Seule complication peut-être : convaincre ses parents qui ont invoqué, inquiets, « la sécurité de l'emploi », « la grande famille de l'Education nationale », et « le plus beau métier du monde ». Mais, « aujourd'hui ils me voient à fond dans mes projets entrepreneuriaux, et au top de ma forme, alors ils se disent 'heureusement qu'elle a changé de voie ! ' », raconte Manon, tout sourire.
« Je ne peux plus y retourner »
Possible pour les fonctionnaires depuis janvier 2020, il y a la rupture conventionnelle comme autre voie de scission - cette fois d'un commun accord. Le premier bilan dressé par le ministère, quatorze mois plus tard, fait état de 1.064 demandes d'enseignants dans les 30 académies françaises. Parmi elles, seulement 296 ont été acceptées - soit 76 % des demandes ont été rejetées.
Hélas, on peut aussi y ajouter les profs en arrêt maladie (intermittents ou de longue durée), corollaires des burn-out et antichambre des démissions. Depuis près d'un an, Solange*, 30 ans, en poste dans l'académie de Créteil est arrêtée. « J'ai tenu seulement deux semaines à l'école. La première, j'ai pleuré devant ma classe. La deuxième, j'ai dû voir un médecin », raconte l'institutrice qui s'est retrouvée seule avec 28 élèves, soit plus que le maximum (25) en REP, dont un enfant mutique, un dyslextrique, un autre dysgraphique. Aujourd'hui, elle « ne veu[t] plus participer à ce système qui broie les gens ».
Sauter sans filet
Pourtant, les difficultés de Solange s'accumulent : ses angoisses ne disparaissent pas, sa culpabilité grossit tandis que son indemnité s'amenuise et des doutes l'assaillent. « Si je démissionne, on n'annulera mon concours [équivalent Bac+5, NDLR], je ne toucherais pas le chômage… Je ne sais pas comment je pourrais rebondir. » Une fois acceptée, la démission est irrévocable et entraîne effectivement « la radiation des cadres et la perte de la qualité de fonctionnaire », précise le site du ministère.
Ces raisons triviales sont, selon Sandrine Garcia, sociologue et auteur de l'essai Quand les profs claquent la porte (2021), le premier « frein » avant le départ d'un prof. « Ceux qui partent sont ceux qui peuvent partir ! Sur la soixantaine d'enseignants démissionnaires que j'ai interviewés, seuls deux avaient franchi le pas sans filet de sécurité. »
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Ces profs en perdition sont le résultat de la précarisation du métier. « Depuis les années 1990, les réformes successives élargissent le périmètre de la mission des profs, incluant de l'administratif et de la bureautique, tout en diminuant leurs moyens, explique la spécialiste. Autrement dit on demande toujours plus avec moins. Or, quand les objectifs sont inatteignables, les souffrances sont immenses et la désillusion brutale, surtout pour des métiers à vocation comme l'enseignement. » Pour éviter