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L’enquête

Les jeunes profs épuisés de plus en plus nombreux à démissionner

ENQUÊTE // Depuis une petite décennie, les enseignants français démissionnent de plus en plus, et de plus en plus jeunes. L'augmentation est lente, mais constante. Comment expliquer ces départs hâtifs, parfois avant même leur titularisation ?

Parole de prof : « Je ne veux plus participer à ce système qui broie les gens. »
Parole de prof : « Je ne veux plus participer à ce système qui broie les gens. » (iStock)

Par Marion Simon-Rainaud

Publié le 2 sept. 2021 à 05:59Mis à jour le 13 févr. 2023 à 16:19

A la toute fin de l'été 2018, Maxence*, 31 ans, prof d'allemand depuis quatre ans en Alsace, rédige sa lettre de démission, puis l'envoie en recommandé. Il ne se « sent plus capable ». Résolument décidé, il prévient en parallèle le directeur de son collège. Ce dernier lui promet de plaider sa cause directement auprès du rectorat pour lui écourter sa détresse. Le jour de la rentrée, le trentenaire fait bonne figure devant ses classes. Tant bien que mal.

L'année précédente, sa première en tant que titulaire, a été « beaucoup trop dure ». L'établissement n'est pourtant pas étiqueté REP ou REP + mais « beaucoup d'élèves sont placés dans des foyers ou des familles d'accueil ». Son sentiment d'impuissance face à eux était profond et son état de santé s'était fortement dégradé. « J'avais l'impression d'être pieds et poings liés à une grosse machine, pour laquelle je n'étais qu'un numéro de dossier. »

Un mois après l'envoi de sa démission, délivrance, il reçoit un courrier d'acceptation. Trente jours c'était le « préavis » qu'il s'était fixé - unilatéralement. Si la lettre n'était pas arrivée à temps ou que la réponse n'avait pas été positive, « j'aurais fait un abandon de poste », assène-t-il.

« Si j'avais pu, j'aurais fait comme toi »

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Plus protocolaire, Benoît, 32 ans, ex-prof d'histoire-géo envoie sa lettre de désengagement à la fin de sa première année de titularisation passée dans un collège de l'Essonne, à effet la rentrée suivante. Quelques mois plus tard, il est rayé définitivement des listes.

Lorsqu'il l'annonce à ses collègues, l'appréhension monte. « Je craignais que mon départ ne leur renvoie une image négative de leur métier », explique le jeune homme. Mais, toutes les réactions sont en fait plutôt positives. « Certains, pragmatiques, m'ont dit que c'était mieux de me rendre compte maintenant que je n'étais pas fait pour ça. D'autres, visiblement en souffrance, m'ont confié que s'ils n'avaient pas d'enfants à charge ou de crédit sur les bras, ils feraient pareil que moi. C'était le plus douloureux. »

J'avais l'impression d'être pieds et poings liés à une grosse machine, pour laquelle je n'étais qu'un numéro de dossier

Cours en distanciel, décrochage scolaire, rythmes alternés… La crise sanitaire n'a évidemment rien arrangé à ce malaise qui pousse les enseignants à jeter l'éponge. « Avec la pandémie, les démissions ont sans nul doute augmenté, estime Rémi Boyer, fondateur et président d' Aide aux profs , une association de soutien créée il y a quinze ans. Se sentant encore plus abandonnés à leur sort, celles et ceux qui hésitaient ont sauté le pas ! »

« Une hécatombe »

Primaires ou secondaires, tous les niveaux semblent concernés. Dans les Pyrénées-Orientales, les démissions d'instituteurs flambent, passant de 2 en 2018-2019 à 19 l'année scolaire dernière (soit +850 % entre 2019 et 2021), selon le syndicat SNUipp-FSU interrogé par nos confrères de L'indépendant . « C'est une hécatombe », a commenté dans les colonnes du journal local le cosecrétaire départemental de l'organisation.

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Cette tendance se confirme dans les chiffres nationaux : sur l'année scolaire 2008-2009, on recensait 364 démissions contre 1.417 en 2017-2018, sur un total de 879.722 profs alors en poste. La tendance est encore plus marquée chez les profs stagiaires (lauréats du concours mais pas titularisés) passant de 144 en 2008-2009 à 703 neuf ans plus tard. Depuis, aucune mise à jour de ces chiffres n'a été publiée. Sollicité sur cette question, le ministère de l'Education nationale n'a pas répondu à nos demandes.

En plus d'être datés, ces pourcentages sous-estimeraient, selon Rémi Boyer, largement le nombre d'enseignants qui trouvent le moyen de quitter la fonction publique. Leur nombre se chiffrerait cette année plutôt entre « 40.000 et 60.000 », constituant un halo de départs bien plus alarmant.

« Objectif démission 2022 ! »

La démission est généralement la dernière marche du désengagement des profs. En amont, il existe plusieurs stratégies pour se détacher de l'Education nationale. L'une d'entre elles, assez commune, est la « mise en disponibilité » pour une durée comprise entre deux et trois ans, renouvelable selon les motivations initiales. Par exemple, pour élever un enfant de moins de 8 ans, un prof peut se rendre disponible pendant trois ans renouvelables ou pour créer ou reprendre une entreprise durant deux ans maximum, détaille le site du ministère.

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L'ayant obtenu, Manon*, 26 ans, prof d'éducation physique et sportive depuis cinq ans en région parisienne, n'est désormais plus tenue d'enseigner jusqu'en 2022. Devenue coach, en parallèle de ses cours, elle a décidé durant le premier confinement, de s'y dédier entièrement. Son objectif à terme ? « Démissionner ! » La vingtenaire « avait déjà perdu patience » et ne se voyait pas enseigner dans ces conditions toute sa vie. « La plupart du temps, je faisais la police, je n'étais plus prof ! »

La défiance des parents envers l'école s'aggrave

Selon un sondage IFOP intitulé « Quand les parents notent l'école » publié jeudi 2 septembre 2021, près de sept parents sur dix (68 %) n'ont pas confiance en l'institution pour endiguer le mal-être des enseignants. Même constat quant au contenu des cours pour leurs enfants : 69 % estiment que le niveau scolaire s'est détérioré (+ 6 points par rapport à 2019).

Sa décision a été simple à prendre. Seule complication peut-être : convaincre ses parents qui ont invoqué, inquiets, « la sécurité de l'emploi », « la grande famille de l'Education nationale », et « le plus beau métier du monde ». Mais, « aujourd'hui ils me voient à fond dans mes projets entrepreneuriaux, et au top de ma forme, alors ils se disent 'heureusement qu'elle a changé de voie ! ' », raconte Manon, tout sourire.

« Je ne peux plus y retourner »

Possible pour les fonctionnaires depuis janvier 2020, il y a la rupture conventionnelle comme autre voie de scission - cette fois d'un commun accord. Le premier bilan dressé par le ministère, quatorze mois plus tard, fait état de 1.064 demandes d'enseignants dans les 30 académies françaises. Parmi elles, seulement 296 ont été acceptées - soit 76 % des demandes ont été rejetées.

Hélas, on peut aussi y ajouter les profs en arrêt maladie (intermittents ou de longue durée), corollaires des burn-out et antichambre des démissions. Depuis près d'un an, Solange*, 30 ans, en poste dans l'académie de Créteil est arrêtée. « J'ai tenu seulement deux semaines à l'école. La première, j'ai pleuré devant ma classe. La deuxième, j'ai dû voir un médecin », raconte l'institutrice qui s'est retrouvée seule avec 28 élèves, soit plus que le maximum (25) en REP, dont un enfant mutique, un dyslextrique, un autre dysgraphique. Aujourd'hui, elle « ne veu[t] plus participer à ce système qui broie les gens ».

Sauter sans filet

Pourtant, les difficultés de Solange s'accumulent : ses angoisses ne disparaissent pas, sa culpabilité grossit tandis que son indemnité s'amenuise et des doutes l'assaillent. « Si je démissionne, on n'annulera mon concours [équivalent Bac+5, NDLR], je ne toucherais pas le chômage… Je ne sais pas comment je pourrais rebondir. » Une fois acceptée, la démission est irrévocable et entraîne effectivement « la radiation des cadres et la perte de la qualité de fonctionnaire », précise le site du ministère.

Ces raisons triviales sont, selon Sandrine Garcia, sociologue et auteur de l'essai Quand les profs claquent la porte (2021), le premier « frein » avant le départ d'un prof. « Ceux qui partent sont ceux qui peuvent partir ! Sur la soixantaine d'enseignants démissionnaires que j'ai interviewés, seuls deux avaient franchi le pas sans filet de sécurité. »

Ces profs en perdition sont le résultat de la précarisation du métier. « Depuis les années 1990, les réformes successives élargissent le périmètre de la mission des profs, incluant de l'administratif et de la bureautique, tout en diminuant leurs moyens, explique la spécialiste. Autrement dit on demande toujours plus avec moins. Or, quand les objectifs sont inatteignables, les souffrances sont immenses et la désillusion brutale, surtout pour des métiers à vocation comme l'enseignement. » Pour éviter « que ce métier ne [le] bouffe », concours en poche, Maxime, 25 ans, a ainsi quitté la formation de prof dès la première année de master pour devenir plombier chauffagiste.

Un sur deux près du burn-out

D'autres ne baissent pas les bras et s'accrochent pendant le master 2, jonglant entre cours et stages sur fond de mémoire. Nombreux sont ceux qui arrivent en poste, lessivés. Les premières années sont ensuite éreintantes : les informations d'affectation et d'emploi du temps sont toujours tardives, la défiance des parents est palpable, le matériel manque et la loi du plus expérimenté règne. « Il y a un réel décalage entre ce que la société attend des profs et les moyens mis à leur disposition pour y arriver », diagnostique Iannis Roder, directeur de l'observatoire pour l'éducation de la Fondation Jean-Jaurès et auteur du livre Prof, mission impossible ? (2021).

J'avais peur que le métier me bouffe

Résultat, si 83 % des profs déclarent exercer leur métier « avec plaisir », presque un prof sur deux (46 %) dit avoir déjà été en situation de burn-out au cours de sa carrière, selon un sondage Ipsos publié en février dernier. Et pour Céline*, 32 ans, prof d'histoire-géo en poste dans le Sud, ce sont les « à-côtés » chronophages qui font vaciller la flamme. Elle évoque pêle-mêle « la multiplication des réunions », « la paperasse toujours plus conséquente » ou encore « les économies de bout de chandelles ». Sa consoeur, Solange abonde : « Pour imprimer les cours, il faut arriver la première en salle des profs, car l'imprimante est prise d'assaut. Donc j'arrivais à 7 heures à l'école ! »

« Sous prétexte qu'on a deux mois de vacances, on doit tout accepter, quitte à s'épuiser. On est complètement démunis », regrette Céline. Sa déception est d'autant plus grande que cette année sa demande de mutation a été refusée, à défaut de points. A la démission elle essaie « de ne pas trop y penser », car elle se laisserait « tenter ».

Déconnexion et « profs bashing »

Un constat observé par Sylvain Broccolichi, professeur de sociologie et auteur d'une étude sur « le (dés) engagement des maîtres d'école » (2019) : « Les raisons principales de démissions peuvent être surtout liées à une trop grande déception vis-à-vis de leur idéal initial du métier, ou au sentiment d'être maltraités par une institution qui les confronte à de trop grandes difficultés sans apporter le soutien nécessaire, leur demande beaucoup de travail en les payant mal ou même à l'envie de ne pas finir désabusés. »

A cela, s'ajoute le manque de reconnaissance. Or, le fait d'être reconnu pour son travail se mesure généralement par le salaire, lequel est estimé en moyenne à 2.083 euros bruts pour les instituteurs et 3.192 euros bruts pour les professeurs. Selon les chiffres de l'OCDE, en 2019, le salaire moyen d'un enseignant allemand après quinze ans d'exercice s'élève à plus de 65.000 euros annuels, contre moins de 35.000 euros en France (21e au classement). A noter que les Allemands passent plus de temps avec les élèves que chez le voisin, dans le secondaire du moins : en moyenne 750 heures par an contre environ 650 heures en France. Et qu'ils enseignent deux matières.

« Qu'ils restent à tout prix »

Mais les manques de budget n'expliquent pas tout. Les lacunes de la formation initiale sont également au coeur des critiques. En 2018, seuls 25 % des profs français se sentent bien ou très bien préparés pour « le suivi de l'apprentissage et de la progression des élèves » contre 56 % de leurs homologues anglais, 60 % des Suédois et 52 % des Espagnols, d'après une note du ministère parue en juin 2019. L'écart devient vertigineux quand on filtre sur le seul critère de la préparation aux « pratiques employées en classe ».

De manière globale, sur les quatre modules de l'enquête, les profs français n'ont pas le sentiment d'être assez formés.

De manière globale, sur les quatre modules de l'enquête, les profs français n'ont pas le sentiment d'être assez formés.DEPP

« L'Education nationale comme les syndicats ne pensent qu'à retenir les profs qui veulent partir, et ce à tout prix », analyse Rémi Boyer qui a été prof pendant quinze ans, puis détaché pendant dix-sept ans, avant de « retrouver le plaisir d'être prof » il y a deux ans. Il plaide pour la fluidité des carrières, le panachage d'un prof sur deux embauché en tant que contractuel (hors concours) et l'aide à la reconversion pour les profs qui approchent la retraite. « La nouvelle génération est slasheuse , zappeuse. Ils raisonnent selon le principe du ‘j'essaie on verra si ça ne me plaît pas je pars. C'est pareil pour les jeunes profs. Le temps de l'enseignement pour la vie, c'est fini », considère-t-il.

Les profs sont eux les premiers à l'avoir compris. Parti « avec amertume » mais « pas fâché » avec le professorat, Benoît a enfilé le costume d'entrepreneur avec ravissement. En mai 2019, il a monté sa brasserie artisanale à Rouen, avec deux associés. Trois ans après avoir quitté les salles de cours, Maxence, lui, est devenu sophrologue . Il a été récemment certifié, comme il a encore peu de clients, il cumule un emploi salarié dans une institution. Il n'exprime aujourd'hui aucun regret : « Si c'était à refaire, je démissionnerais sans hésiter ! »

* Les prénoms ont été modifiés

Y-a-t-il pénurie de profs ?

A la rentrée 2021, pour 9.574 postes ouverts dans les écoles primaires, seulement 9.108 candidats ont été admis, selon les données du ministère de l'Education nationale. Même sous-effectif pour le recrutement des profs du secondaire : on dénombre 5.203 nouveaux profs pour 5.441 postes ouverts. Résultat des comptes : 466 places restent vacantes dans le primaire et 645 dans le secondaire pour l'année scolaire qui commence à peine. Et ce malgré l'embauche de contractuels en palliatif - comme cet ex-cadre chez Airbnb devenu enseignant en REP .

L'engagement pris par le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, dans le cadre du Grenelle de l'éducation qui s'est déroulé d'octobre 2020 à mai 2021 de « rendre le métier d'enseignant plus attractif » semble donc loin d'être gagné. Dernière corde à son arc : la revalorisation des salaires de 58 % des profs, à hauteur de 29 ou 57 euros mensuels supplémentaires, selon leur ancienneté.

Marion Simon-Rainaud

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