« 20 MINUTES » AVEC...« Un tiers des jeunes estiment qu’ils vivent dans une époque de malchance »

Jeunesse : « La crise du Covid-19 a été le catalyseur d’une génération qui se croit maudite », indique Frédéric Dabi

« 20 MINUTES » AVEC...Dans son ouvrage « La Fracture », le directeur général opinion de l’Ifop dépeint une jeunesse qui porte un regard désenchanté sur les institutions
Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021.
Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021. - O.Juszczak/20minutes / 20 Minutes
Delphine Bancaud

Propos recueillis par Delphine Bancaud

L'essentiel

  • Tous les vendredis, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société, dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
  • A l’occasion de la sortie cette semaine en libraire de son ouvrage La fracture *, coécrit avec Stewart Chau, Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’Ifop, nous livre son analyse de la génération des 18-30 ans.
  • Un portait d’autant plus intéressant en cette année électorale, où les jeunes seront courtisés par les candidats.

Ils incarnent « le monde d’après », mais qui sont-ils vraiment ? Dans La fracture*, qui vient de paraître, Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’Ifop, et Stewart Chau, responsable des études politiques de l’institut Viavoice, dressent un portrait des 18-30 ans, grâce à l’analyse de cinq grandes enquêtes réalisées sur la jeunesse par l’Ifop depuis les années 1950.

Un ouvrage qui permet de mieux comprendre leurs valeurs, leurs doutes, leurs espoirs. Pour 20 Minutes, Frédéric Dabi livre son analyse sur les 18-30 ans, qui seront l’objet de beaucoup d’attention en cette année électorale.

Vous dépeignez la jeunesse en montrant qu’elle n’est pas unique, mais multiple. Quels sont les principaux points de fracture entre ces différentes jeunesses ?

L’idée de départ de ce livre est de caractériser cette jeunesse. Comme elle est assez insaisissable, on a tendance à lui accoler des étiquettes : génération Z, climat, Greta Thunberg, sacrifiée… C’est assez réducteur, car il existe des clivages entre les jeunes, notamment liés à leur âge. Les 18-24 sont globalement plus optimistes : ils vivent chez leurs parents ou à proximité, sont souvent étudiants, croient en eux, ont vite tourné la page coronavirus. Les 24-30 ans sont plus inquiets pour leur avenir, car il s’agit de la génération de l’insertion, qui dans un contexte de crise, a des difficultés à démarrer sa vie professionnelle. Des clivages qui se ressentent dans leur envie de voter. Il existe aussi une fracture de genre. Les jeunes femmes sont par exemple, plus en pointe sur la lutte contre les discriminations.

Une majorité de jeunes déclarent vivre dans une époque malchanceuse. Est-ce imputable seulement à la crise du Covid-19 ?

En vingt ans, on est passé de 15 à 30 % des jeunes estimant qu’ils vivent dans une époque de malchance absolue. Ils éprouvent un sentiment de vulnérabilité face à l’enchaînement des crises : attentats, choc climatique… Et la crise du Covid-19 a été le catalyseur d’une génération qui se croit maudite. Les jeunes ont l’impression d’avoir été sacrifiés au profit des plus âgés, d’avoir été stigmatisés, de devoir payer la dette future. Par ailleurs, ils éprouvent une défiance à l’égard de l’Etat, des partis, des syndicats. Et ils estiment que la société produit des inégalités de manière systémique. Il y a une perte d’idéal, un désenchantement.

Paradoxalement, ce regard négatif sur la société s’accompagne d’un optimisme face à leur propre avenir. Comment l’expliquer ?

L’enchaînement des crises a montré leur capacité à encaisser les chocs. Ils éprouvent un optimisme individuel très fort, et le Covid-19 n’a pas entamé leur soif de vivre, leur appétence à découvrir le monde, à faire des expériences.

Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021.
Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021. - O.Juszczak/20minutes

Pourquoi les jeunes considèrent-ils que la France est en déclin ?

Ils estiment que le pays n’a pas été à la hauteur face à la crise du Covid-19. Ils ont été frappés par le décalage entre le discours d’Emmanuel Macron « Nous sommes en guerre » et le fait que les hôpitaux n’étaient pas prêts, le retard de la France concernant la stratégie vaccinale, la paupérisation d’une partie de la population… Tous ces signes ont fini par leur faire croire que la France était en déclin. Quand on les interroge sur les atouts de notre pays, ils évoquent ces atouts patrimoniaux : tourisme, gastronomie… Et pas sa capacité à influencer le monde, ses atouts économiques.

Vous montrez leur attachement à des valeurs traditionnelles comme la famille, le travail, le mérite, l’autorité. Comment l’expliquez-vous ?

Depuis trente ans, il existe une tendance à l’alignement des valeurs des jeunes sur celles de leurs aînés. Ils font leur marché entre des valeurs traditionnelles et des valeurs plus modernes. La famille est adulée car elle a été très souvent un refuge pendant la période d’incertitude très forte du Covid-19. Elle n’est plus le lieu du conflit concernant la sexualité, l’évolution des mœurs. Le travail est aussi sacralisé par cette génération, car il est vu comme une source d’épanouissement. Autres constats : les jeunes tiennent un discours pro entreprise, perçoivent l’assistanat comme un repoussoir…

Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021.
Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021. - O.Juszczak/20minutes

La voix des jeunes est parfois dissonante sur les questions sociétales, notamment sur la laïcité…

Ce n’est pas la génération Charlie. Après la mort de Samuel Paty, un sondage indiquait que 33 % des jeunes considéraient qu’il n’était pas justifié pour un enseignant de montrer les caricatures religieuses pour illustrer la liberté d’expression. Beaucoup pensent que la laïcité est instrumentalisée pour dénigrer les musulmans. Ils ne parviennent pas à distinguer le blasphème et les propos discriminants à l’encontre des croyants. Ce qui les amène à une nouvelle définition de la laïcité inclusive où les religions seraient rendues visibles.

Pour la première fois depuis quarante ans, 51 % des 18-30 ans déclarent croire en Dieu. Le poids de la religion sera-t-il plus prégnant dans leur vie que pour leurs aînés ?

Il y a une orthopraxie [le fait de suivre les préceptes d’une religion] croissante chez les jeunes catholiques, juifs et musulmans. Car ils ont envie d’avoir des repères. Ce qui semble donner raison à la fameuse phrase de Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». Notre vieux modèle républicain va être fortement challengé par les convictions religieuses des jeunes.

Pourquoi remettent-ils en cause le système de représentativité à la française ?

Ils ont le sentiment que la République tourne à vide. L’Etat est considéré comme incapable d’agir sur le quotidien, sur le dérèglement climatique. Ils sont dans une logique de résultats qui les pousse à s’engager individuellement et à prôner une démocratie participative.

Leur défiance du pouvoir s’est nourrie aussi dans l’impression d’une inefficacité des précédents gouvernements. Que leur reprochent-ils ?

Ils ont des attentes fortes vis-à-vis du personnel politique : l’honnêteté, la fidélité au programme, de cohérence. Quand ces qualités font défaut, ils ressentent une forme de trahison. La confiance des jeunes a aussi été amoindrie par l’incapacité des gouvernements à transformer leur quotidien. C’est une crise du résultat qui leur fait penser que la solution ne viendra pas de la sphère politique. D’où leur sentiment de la vanité du vote.

Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021.
Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, le 15/09/2021. - O.Juszczak/20minutes

Un jeune sur deux estime que la violence peut permettre de faire avancer les choses. Cette tendance pourrait-elle s’accroître ?

Cela reste un mode de mobilisation marginal, seulement 13 % des jeunes disent qu’ils ont commis des actes de désobéissance civile. C’est moins le reflet de la violence pour la violence que d’un sentiment de légitimité à agir par soi-même. Je ne pense pas que le recours à la violence explosera chez les plus jeunes dans les prochaines années, sauf si l’on continue à toujours remettre à demain ce que l’on pourrait faire aujourd’hui en matière d’environnement ou de lutte contre les inégalités.

Leur rapport au travail est fondé sur l’intérêt de leur poste, mais surtout sur la dimension collective et même conviviale de l’entreprise. Ne risquent-ils pas d’être déçus avec la montée en flèche du télétravail ?

Ils ont l’impression que l’entreprise est une collectivité et font exploser la séparation sphère personnelle et professionnelle. La majorité d’entre eux estiment que leurs collègues sont des amis et l’ambiance de travail est le premier sujet d’attractivité auprès des jeunes cadres. Le Covid-19 a eu un rôle d’accélération de cette tendance en mettant à mort le petit chef. Le télétravail facilite certes l’organisation personnelle, mais entraîne une perte de contact avec les collègues qui crée du stress, de l’anomie, de l’angoisse. Les jeunes veulent donc un télétravail à la carte, mais pas généralisé.

L’abstention massive des jeunes en 2022 est-elle inéluctable ?

Il n’y a pas de fatalité de l’abstention de la jeunesse. A certaines élections présidentielles, ils ont voté autant que le reste de la population : par exemple en 1981, 1995, 2007, qui étaient des élections de changement. Aujourd’hui, on observe un cycle abstentionniste jamais vu chez les jeunes : avec 70 % aux municipales et 84 % aux régionales. La présidentielle s’inscrit dans un continuum et je crains que nous soyons sur le modèle de 2012 et 2017. Mais il existe une sorte de magie de la présidentielle, et les candidats n’ont jamais été autant en propositions vis-à-vis des jeunes, qu’ils considèrent comme des relais d’opinion. On peut imaginer aussi qu’une campagne qui sera très réseaux sociaux, très médias, intéresse les jeunes.

Et si les candidats à la présidentielle investissaient beaucoup la thématique de l’écologie et du traitement des inégalités, préoccupations majeures chez les jeunes, cela pourrait-il les inciter à voter ?

Les jeunes n’attendent pas de jeunisme, de sollicitude paternaliste, des vidéos TikTok. Ils attendent un projet, une vision, des résultats. Ils sont avides de solutions. Si la campagne tourne autour de ces sujets, peut-être aura-t-on de bonnes surprises.

* La Fracture, de Frédéric Dabi et Stewart Chau, Éditions Les Arènes, 19,90 €

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