En cette fin d’après-midi de septembre, un arc-en-ciel s’étire dans le ciel orageux, au-dessus des toits gris de Paris. Depuis la terrasse du bâtiment Eole, inauguré il y a deux ans, l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière a des airs de carte postale. Des jardins arborés d’où émergent le dôme d’une magnifique chapelle, des édifices classés du XVIIe siècle et, à l’horizon, le Sacré-Cœur et le Panthéon. Depuis ce vaisseau amiral de la médecine française, on aperçoit aussi les livres ouverts de la bibliothèque François-Mitterrand et les nouvelles tours Duo, de l’architecte Jean Nouvel, qui dominent le 13e arrondissement.
« Plus grand hôpital d’Europe », « ville dans la ville », comme on le dit souvent, avec ses allées et ses rues, la Pitié-Salpêtrière est une mosaïque architecturale où les vieilles pierres côtoient les façades grisâtres des années 1970-1980 et le verre étincelant des constructions contemporaines. Debout face au panorama, dans son pyjama bleu, Alexandre Demoule, chef du service de réanimation médicale, désigne son ancien bureau, dans l’aile Montyon. « La peinture s’écaillait, les faux plafonds me tombaient dessus », se souvient-il. Il l’a quitté juste à temps pour accueillir les premiers malades du Covid-19.
« Il n’y aura plus personne pour mon pot de départ »
Dans une heure, il a rendez-vous dans un karaoké près du Châtelet pour fêter le départ de Boye, une aide-soignante qui travaille depuis huit ans dans le service et s’engage dans des études infirmières. Mais il n’y a pas que des happy ends. Depuis le début de l’été, environ la moitié des infirmières et des aides-soignantes ont ainsi quitté le service. « Je n’ai jamais vu autant de personnes qui partaient. Je suis frappé », soupire le réanimateur, assis près d’un tee-shirt à l’effigie de Jacques Chirac et barré de la formule « Un chef, c’est fait pour cheffer », offert par des internes. Sur la petite table basse, un exemplaire de la revue Prescrire consacré au burn-out des soignants. « C’est le hasard, je ne l’ai pas déposé hier ! » promet-il, en souriant.
Mais c’est bien le sujet qui occupe toutes les conversations en ce moment. « Fatigue », « épuisement », « lassitude », les mêmes mots résonnent dans tous les couloirs de l’hôpital, mêlés à la colère et à la tristesse, car lâcher ce métier est souvent un crève-cœur. Le point de bascule a eu lieu au moment de la troisième vague. « Après le discours d’Emmanuel Macron en mars [demandant “un effort supplémentaire aux soignants”], beaucoup se sont dit “mais quelle condescendance !” », se souvient Alexandre Demoule. Comme plusieurs de ses pairs à la Pitié-Salpêtrière, il a profité des projecteurs braqués sur l’hôpital pour sonner l’alerte, interpellant le président de la République. « Rien ne s’est rien passé depuis », constate-t-il, écœuré par cette indifférence.
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